Pétromasculinité

Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministes

En janvier, les éditions Wildproject ont publié le 22ème ouvrage de leur petite bibliothèque d’écologie populaire, Pétromasculinité, de Cara New Daggett (professeure en sciences politiques à l’université de Virginia Tech aux Etats-Unis), avec une préface de Fanny Lopez (l’autrice d’ A bout de flux, un livre passionnant qui interroge les infrastructures électriques et donne des pistes pour imaginer comment les transformer).

Pétromasculinité est un recueil d’articles qui explore trois axes : la relation entre les combustibles fossiles et l’ordre patriarcal blanc, les systèmes politiques à l’œuvre à travers les systèmes énergétiques, et l’appel à l’élaboration de systèmes énergétiques féministes.

Cara Daggett approche l’histoire des techniques en convoquant les gender studies, ce qui lui donne de nouvelles perspectives critiques : les études de genre, habituées à décortiquer les relations de pouvoir et de domination ont développé des outils pour penser et déconstruire le mythe fossile, pas seulement sur un plan technique, mais aussi sur un plan culturel. Et décortiquer l’arrière fond culturel de la combustion des énergies fossiles est absolument essentiel si on espère, comme Cara Daggett, une véritable transition énergétique, c’est à dire une transformation structurelle de nos systèmes techniques.

Dans le premier article qui s’intitule « Pétromasculinité – Combustibles fossiles et désir autoritaire », la chercheuse montre comment aux États-Unis, l’ordre patriarcal blanc entretient une relation à la fois « technique, affective, idéologique et matérielle » avec les combustibles fossiles. Le rêve américain (la voiture individuelle, la maison individuelle, un travail où l’homme gagne sa vie et qui lui permet d’entretenir femme et enfants au foyer) est lié à la fois à la matérialité des combustibles fossiles (consommés dans les usines qui fournissent le travail à l’ouvrier, qui permettent de fabriquer tous les accessoires nécessaires à l’American way of life, ou encore consommés dans les voitures individuelles qui emmènent le travailleur sur son lieu de travail) et à une certaine idée de l’homme comme chef du foyer, maître de sa maison, avec à son service une femme qui lui fait son repas et prépare ses pantoufles. Après la seconde guerre mondiale, les combustibles fossiles étaient donc le moyen par lequel l’homme américain pouvait se sentir en sécurité dans son identité d’homme véritable. Mais aujourd’hui, le contexte écologique, économique et médiatique ne permet plus de continuer à consommer ces combustibles dans la même ignorance que dans les années 60, et c’est comme si certains américains souffraient de ce que Cara New Daggett appelle une « pétronostalgie », à laquelle Donald Trump a bien su faire appel lors des élections qui l’ont vu accéder au pouvoir. Cette pétronostalgie s’accompagne alors d’une tendance au déni climatique, dans une réaction « hypermasculine ». Continuer à consommer ostensiblement des fossiles, comme le fond certains groupes aux États-Unis qui trafiquent leur véhicule pour enfumer des écologistes, des femmes et répandre les plus longues traînées noirâtres dans leur sillage, (si si ça existe et ça s’appelle le rolling coal) c’est réaffirmer le pouvoir blanc et viril sur une planète incontrôlable. L’existence de ce type de constellation entre virilisme et combustibles fossiles montre clairement que nos systèmes techniques sont profondément culturels, et qu’une réflexion véritable sur une transition écologique ne pourra se faire qu’en s’attaquant aux fondements sexistes, racistes et classistes du capitalisme.

Dans le deuxième article, « Énergie et domination, contester le mythe fossile », Daggett propose donc de réexaminer l’histoire des énergies en ayant en tête le prisme de la domination qui caractérise le capitalisme. Ce dernier déploie avec force le récit universalisant du mythe fossile : les humains, depuis toujours, ont eu besoin d’utiliser l’énergie, de plus en plus d’énergie, et ce sont les innovations techniques qui ont permis de l’obtenir, avec toujours plus d’efficacité et de puissance. Cela a permis une croissance économique, synonyme d’amélioration globale des conditions de vie, et cette trajectoire était inéluctable. En s’appuyant sur les travaux d’Andreas Malm et de David Graeber, Daggett relit l’histoire de deux innovations qui ont conduit à des transitions énergétiques : la technique du stockage des céréales, et l’avènement de la machine à vapeur. Dans les deux cas, ces innovations techniques n’ont pas été choisies pour leur capacité à produire du bien-être pour les populations, ni même pour leur efficacité ou leur productivité. Au contraire, elles ont été préférées, en dépit de l’efficacité d’autres techniques existantes, parce qu’elles permettaient à une élite politique de mieux contrôler leurs populations.

Une relecture de l’histoire des techniques attentive à l’histoire des dominations montre donc que les systèmes énergétiques ont été et pourraient encore être différents.

Le troisième article, « Vers des systèmes énergétiques féministes – Pourquoi installer des femmes et des panneaux solaires ne suffit pas », écrit à plusieurs mains (avec Shannon Elizabeth Bell et Christine Labuski, membres comme Cara Daggett du Collectif énergétique Mayapple) énonce des réflexions qui pourraient guider la conception de systèmes énergétiques différents. Le collectif appelle à une réflexion sur différents axes :

  • politique, en posant que la propriété publique et démocratique des systèmes énergétiques est la plus à même de garantir un usage viable et juste de ces mêmes systèmes.
  • économique, en réévaluant nos besoins et notre conception du travail à l’aune de son utilité, ce qui nous permettrait de cultiver les activités de soin et d’épanouissement, de rejeter le productivisme, la consommation outrancière et les nécessaires violences qui en découlent
  • socio-écologiques, en engageant une réflexion sur la dette que les modes de vie privilégiés ont contracté envers leurs marges et les pays du Sud.
  • technologique, en repensant l’innovation, dans la mesure où les techniques sont partie prenantes d’un réseau de relations matériel et culturel. Elles doivent donc être pensées « en collaboration avec les communautés qu’elles cherchent à satisfaire ».

Repenser nos systèmes techniques avec les outils de l’intersectionnalité et du féminisme nous permettra donc de les critiquer de manière radicale et d’imaginer peut-être dégager nos ailes de ce que Fanny Lopez nomme dans sa préface « la marée noire pétroculturelle ».

Pétromasculinité, Cara New Daggett, Wildproject – janvier 2023 – 978-2-381140-476 – 196 pages – 12 €

une fiche de lecture d’Elise

4 commentaires Ajoutez le votre

  1. Beauxis dit :

    Bonjour Elise,

    Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle, moi qui ai grandi en plein pays minier, dans le Pas-de-Calais, et dans les années cinquante. Toutes les références sont américaines. Est- ce qu’il y a des penseurs d’autres cultures autour du monde qui ont une analyse analogue ou au contraire différente ?

    Bien amicalement,
    Michèle

    1. lescahiersdubruit dit :

      Bonjour Michèle,
      Cette chercheuse est effectivement américaine, et son travail vient tout juste d’être traduit en français. En France, les histoires de la technique ou les philosophies de la technique ont à ma connaissance peu interrogé leur discipline sous l’angle des études de genre. Mais c’est quelque chose qui se développe et qui est très intéressant. Par exemple, dans la revue du Crieur numéro 21, Cy Lecerf Maulpoix écrit un article intéressant, « Ce que les queers ont à dire de la technocritique ». Dans cet article, il questionne plutôt la critique de la technique (mais c’est le revers de la même pièce) en montrant qu’en refusant parfois de prendre en compte le genre et les minorités dans leurs analyses ou en les réduisant à des caricatures, les penseurs de la décroissance ont tendance à développer des imaginaires réactionnaires sur les questions de genre notamment.
      Si je tombe sur d’autres textes qui pourraient répondre à ta question, je te tiens au courant !
      Bien amicalement !
      Elise

  2. Elena dit :

    C’est un angle vraiment intéressant et qui m’ouvre des nouveaux modes d’analyse ! Merci ! Mais je me demande si nous ne pouvons pas aussi l’appliquer à ce qui se passe vis à vis des peuples natifs (aborigènes et mines d’uranium en Australie, indiens et orpaillage et/ou exploitation de la forêt au Brésil…) Je pense en particulier aux centaines de peuples autochtones dont les Sioux qui se sont battus pendant des années contre le passage d’un pipeline sur leurs terres. Leur protestation a atteint un « climax » sur le lieu hautement symbolique de Standing rock, dans le Dakota. Pour l’instant le projet est arrêté mais jusqu’à quand ? Votre fiche de lecture donne envie de lire l’article !
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/27/etats-unis-les-sioux-obtiennent-une-victoire-inattendue-face-a-l-oleoduc-dakota-access_6034588_3244.html

    1. lescahiersdubruit dit :

      Merci pour cette référence !

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