Politiques de la maintenance: Le soin des choses de Jérôme Denis et David Pontille

Jérôme Denis et David Pontille, sociologues, travaillent depuis de nombreuses années sur ce qu’on appelle les maintenance and repair studies. Leur livre Le soin des choses (sous-titré « Politiques de la maintenance ») se présente comme une introduction pour un plus large public des enjeux politiques et sociaux de cet objet généralement peu considéré : les activités de maintenance.

Alors qu’une partie des sciences humaines et sociales s’attelle à l’élaboration d’une pensée qui nous invite à développer notre sensibilité à l’ensemble du vivant autre qu’humain1, Jérôme Denis et David Pontille poursuivent la proposition pour questionner les rapports que nous entretenons avec les objets et les matériaux qui nous entourent. Une gageure sans doute, tant nous sommes habitué.es à laisser dans l’ombre et les activités qui relèvent de la maintenance et ses acteur.ices. Qui s’est déjà questionné sur la propreté de la signalétique du métro ? A-t-on beaucoup d’égards pour les femmes et les hommes qui en prennent soin ? Quid des tâches quotidiennes que suppose l’entretien des surfaces, du linge, des appareils ménagers… ?

Le propos est juste et bienvenu car c’est tout un continent de notre expérience du monde qui échappe généralement à notre perception : « la masse manquante du social » (reprenant une expression de Bruno Latour) désignant « cette multitude d’objets avec lesquels, grâce auxquels, les femmes et les hommes font société ». Pour cultiver notre attention, les auteurs nous emmènent sur plusieurs des terrains qu’ils ont fréquentés, visant des situations exemplaires qui n’épuisent pas le sujet mais rendent compte de la multiplicité des enjeux. Au gré des chapitres l’ouvrage nous conduit dans les couloirs du métro parisien, dans des ateliers de réparation de smartphone, à la suite d’un agent spécialisé dans les photocopieurs, à la découverte (pour ma part) de l’œuvre singulière de l’artiste Mierle Ladermann Ukeles ou sur les traces d’un effaceur de graffitis… etc.

La construction déambulatoire qui est privilégiée est à prendre au sérieux : il ne s’agit pas de faire le tour de la question, mais de présenter les perspectives, politiques notamment, qui sont en jeu. Le livre prend habilement la forme d’une danse avec le sujet2, offrant des entrées multiples aux lecteur.ices avec des chapitres intitulés « Fragilités », « Temps », « Tact » ou « Rencontres » et « Conflits ». Il est donc permis de le lire dans le désordre selon sa curiosité. C’est aussi la raison pour laquelle, je ne ferai ici qu’esquisser certains des aspects qui m’ont le plus intéressés parmi de nombreuses pistes de réflexion.

Entrons d’abord dans le sujet à l’aide de l’artiste Mierle Ladermann Ukeles, surnommée la marraine des Maintenance and Repair studies, par les auteurs. Artiste et autrice d’un Manifeste pour l’art de la maintenance, Ukeles a cherché à attirer notre regard sur le travail de maintenance en présentant cette activité comme un art. En l’observant, par exemple, nettoyer les marches du perron d’un musée3 pendant des heures en tant que spectateur.ices, nous sommes forcé.es d’assister à un spectacle qu’on ne voit pas habituellement et, pour une fois, d’y prêter attention. Ce qui frappe, c’est le caractère reproductif du travail de nettoyage, sa nécessaire répétition. Pour que la surface des marches soit propre il faut les frotter de nombreuses fois, et recommencer dès que quelqu’un.e les monte… La démonstration de Ukeles est multiple : d’abord elle capte notre attention sur une activité qui reste normalement inaperçue. Puis elle met en valeur les hommes et les femmes qui s’occupent de ce travail4. Et enfin, elle provoque la société en montrant que cette dernière survalorise une certaine forme d’action, l’innovation. Car c’est bien « la séparation entre deux formes d’action, l’une mise en valeur au nom de l’originalité, l’autre dévalorisée parce qu’ordinaire et seulement dédiée à la continuité » qu’il s’agit de remettre en cause. En effet, les activités de maintenance sont peu reconnues car nous avons tendance à ne voir que ce qui relève de l’événementiel et de la nouveauté. C’est évident dans l’art, qui vénère la création, la rupture, l’innovation et out aussi prégnant sur le marché des biens de consommation où rien ne semble pouvoir durer. Mais on s’apercevra rapidement que la justesse du regard de Ukeles porte sur la société elle-même. Ainsi c’est toute l’histoire des techniques qui est traversée par cette tension entre ce qui relève d’une expérience de la durée et du cycle, et ce qui est supposé faire rupture. Il y aurait donc un contre-récit à construire, pour parler du « travail gigantesque de la continuité ». On n’y verrait plus, ou beaucoup moins, les « découvreurs », les « inventeurs » (toujours masculins) supposés avoir réellement changé le cours de l’histoire. On y verrait une myriade de gestes, de soins, de répétitions. Et aussi toute une gamme de personnes attentives aux continuités, aux transferts des compétences. Qualités et responsabilités qui sont le plus souvent assumées par des femmes. C’est d’ailleurs de là dont est partie Ukeles, de « sa propre activité de mère de famille, prenant soin de son bébé et de sa maison ». Son geste consistant à ne pas séparer son travail d’artiste du « reste » de sa vie, tissant ainsi une rare solidarité pratique entre son quotidien et son art.

L’œuvre de Ukeles montre bien comment la société occidentale valorise l’innovation et la création, au détriment de la constance des gestes de maintenance et de la continuité qu’ils exigent. Jérôme Denis et David Pontille soulignent que l’actuel succès de la notion de « réparation » va aussi dans ce sens. On peut d’abord penser que maintenance et réparation désignent peu ou prou les mêmes opérations et les auteurs concèdent volontiers qu’on pourrait se contenter de cette relative synonymie mais il faudrait alors se priver d’une distinction extrêmement féconde. La réparation, dont on parle aussi bien pour le retour au fonctionnement « normal » d’un lave-linge, que pour le climat déréglé ou la santé d’une entreprise est devenu le terme à la mode pour l’espérance d’un horizon dégagé des nombreuses crises de notre temps. Réparer, ou remettre sur pied la folle marche du monde. Réparer plutôt que produire. La réparation est une sortie de crise. Seulement, on comprend vite que si la réparation fait si bien florès dans le marché des valeurs contemporaines, c’est qu’elle n’est que l’autre face de la crise ou de la panne. En effet, la société occidentale reste coincée par sa tendance à ne voir que de l’événement et jamais du processus : la panne ou la crise sont de loin les domaines les plus étudiés nous disent Jérôme Denis et David Pontille, parce que l’impression est tenace que l’on apprend (des choses, des faits, du monde) davantage à partir d’un « accident » que d’un fonctionnement dit « normal ». Même si l’on reconnaît volontiers les « vertus révélatrices » des pannes et des accidents pour la connaissance humaine, il faut défendre avec les activités de maintenance une approche selon laquelle il est nécessaire de se préoccuper davantage de ce qui ne fait pas événement. La réparation suppose l’intervention décisive qui marque une séparation entre un avant et un après. Elle rend ainsi propice l’héroïsation de celui ou celle qui l’effectue. A contrario la maintenance ne commence et ne finit pour ainsi dire pas. Cela rend évidemment difficile la reconnaissance de celles et ceux qui effectuent ces tâches quotidiennes, d’où le grand intérêt social de l’œuvre de Ukeles et du Soin des choses.

Aussi, s’intéresser au processus plutôt qu’à l’action soi-disant déterminante permet de sortir de l’idée qu’il y aurait une situation « normale » du monde toujours à rétablir. Cette dernière expression comportant déjà tous les dangers normatifs qu’on y entend. Il faut plutôt « admettre que le monde est « toujours cassé5 » ». Cette affirmation semble plus ouverte et réclame une posture d’attention, une enquête permanente. Elle permet d’imaginer une sortie de ce dualisme qui décrit un état sain et normal du monde, rapport tranquille entre les êtres et les choses d’un côté et le dérèglement, la fracture, qui attend « la restauration d’une nouvelle forme d’équilibre » de l’autre. Jérôme Denis et David Pontille remarquent que cette bascule entre deux pôles que suppose le terme de réparation vaut aussi bien pour la notion de résilience, encore plus branchée. Dans les deux cas c’est une pensée du choc et du geste providentiel qui s’accommode en fait très bien des récits de l’innovation et de la disruption. C’est cette prééminence spectaculaire de la discontinuité sur la continuité, toujours plus discrète, qu’il serait nécessaire de questionner.

Un des mérites du livre de Jérôme Denis et David Pontille réside dans sa capacité à faire tenir ensemble dans la question centrale du « soin des choses », des enjeux que l’on serait tenté habituellement de compartimenter : la question sociale (les acteur.ices des activités de maintenance et l’injustice de leur invisibilisation), environnementale (la question de la durée des choses et de leur devenir dans les limites planétaire) et politique (le devenir commun de nos rapports au soin des choses). C’est, il me semble, que les auteurs inspirés par un certain pragmatisme philosophique6 se sont judicieusement laissés guider par l’objet de leur étude. Plutôt que d’interroger la maintenance à l’aide des catégories que nous avons énumérées plus haut, c’est la maintenance elle-même qui nous fait voir des problèmes philosophiques et politiques qui débordent les schémas convenus. Ceci est particulièrement remarquable sur la question du temps, lorsque l’on réalise que la maintenance ne construit pas, ou pas seulement, un type de temps social (le temps de la durée des choses, durée « permise » par les activités de maintenance) mais qu’elle est une « manière de faire du temps un problème ».

Ainsi, le chapitre « Temps » est une passionnante enquête autour de ce que peut révéler l’expression « faire durer », les auteurs nous y font voir quatre grands types (sans exhaustivité) de temporalité7. Celles-ci ont pour unique ambition de nous faire comprendre la diversité des situations de maintenance et la diversité des rapports au temps qu’elles impliquent. On y apprend notamment que « faire durer une chose revient à définir en pratique ce qui compte en elle, identifier ce dont il faut concrètement s’occuper si l’on veut s’assurer que c’est bien toujours la même chose qui dure. Peut-on changer telle ou telle pièce ? Faut-il laisser la couleur pâlir ? Jusqu’où doit-on s’assurer que cet objet technique fonctionne ? […] Chaque problématisation du temps et chaque forme de maintenance qui s’organise autour d’elle actualisent des modes d’existences propres aux choses. »

Insister comme le font les auteurs sur le fait que chaque modalité de maintenance négocie pour ainsi dire avec un certain rapport au temps c’est reconnaître qu’il n’y a pas de rapport « neutre » aux objets. À chaque fois c’est un angle particulier qui est mis en valeur, c’est toute une éthique de l’attention et du soin qui se révèle et se met en conflit avec d’autres possibles, d’autres gestes. La question technique ne se passe pas de la question du mode d’existence, et n’échappe surtout pas au jeu des différences éthiques. La différence entre les temps est éminemment politique, le temps des cycles et des continuités n’est pas le temps du progrès linéaire. Que l’ouvrage de Jérôme Denis et David Pontille ne perde pas de vue cet enjeu est ce qui m’a le plus intéressé dans ce travail.

Conclusion

La bibliographie foisonnante vers laquelle les auteurs nous renvoient régulièrement témoigne de la vivacité de leur discipline. Pourtant, les études sur la maintenance ne sont pas encore sorties de l’ombre dans laquelle est plongé leur objet. En tant que libraire, avec une affection spéciale pour les sciences humaines et sociales, je suis heureux qu’un tel ouvrage vienne ouvrir des perspectives sur un objet, des pratiques et des personnes que pour ma part j’ignorai largement. Aussi, il ne faudrait pas laisser croire que le livre est trop théorique car il fait la part belle aux enquêtes de terrain et cela donne lieu à des récits passionnants et très bien construits .

Enfin, les auteurs veillent à ce qu’on ne s’y trompe pas, le livre n’est pas un « plaidoyer pour la maintenance », c’est une tentative d’attirer notre regard sur ce que ce champ révèle de notre société ainsi que sur les questions politiques qu’il pose. L’ambition était grande mais le travail est à sa hauteur.

Robin

Le soin des choses, politiques de la maintenance est publié par les éditions La découverte dans la collection Terrains philosophiques.

Nous pensons aux philosophies dites « du vivant », parmi lesquelles notamment les travaux de Baptiste Morizot.

C’est avec ce terme de « danse » que Jérôme Denis et David Pontille aiment à qualifier le rapport entre les opérateur.ices et les objets de leurs soins dans les opérations de maintenance.

Hartford Wash: Washing Tracks, Maintenance Outside. Performance dont on peut voir des photographies ainsi qu’un commentaire ici 

Notamment dans Touch Sanitation ( https://archiverlepresent.org/fiche-de-la-collection/touch-sanitation ) mais surtout à chaque fois que les tâches relevant de la maintenance font l’objet d’un spectacle, c’est-à-dire d’un déplacement de l’attention vers une activité qui d’ordinaire passe inaperçue.

Selon l’expression de Steve Jackson, dans Rethinking  Repair. Cité par J.Denis et D.Pontille.

Hérité de William James ou plus récemment des travaux d’Isabelle Stengers et Vinciane Despret.

Ce sont les figures de la prolongation, de la permanence, du ralentissement et de l’obstination.

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