L’armistice du 11 novembre 1918 vient d’être signé. Le petit Michou, huit ans, fils d’un fusillé pour l’exemple de 1917, est un « enfant de lâche ». C’est ce qu’une « espèce de grosse poufiasse » lui a « craché », rue de Bagnolet…
« Car c’était comme ça dans le quartier. Il y avait des veuves de guerre, donc des femmes de héros morts pour la Patrie. Et d’autres encore avec des bonshommes revenus avec une médaille en plus et une patte en moins, et peut-être aussi un zizi en déroute parce qu’elles roumionaient que le jules était marqué par la guerre et que c’était elles les vraies victimes. Alors, d’autant plus exorbitées contre les mutins de 17, les révolutionnaires qui n’avaient plus voulu monter au feu. »
Un soir, sa mère rentre avec « du sang sur le front et sur une oreille », une blessure ramenée de cette guerre que lui mènent « les femmes de héros ». Cette fois, la voisine du dessous, « la Venin », a attaqué au parapluie et elle a répliqué. Finalement, les flics viennent et l’embarquent. Le petit Michou, enfermé dans la chambre, ne peut qu’entendre la bousculade et, à la Venin, venue avec son mari pour le libérer, il promet : « Je vous tuerai, je le jure ! »
La mère est internée, et Michou est placé dans un orphelinat de Courbevoie, tenu par des protestants. Crâne rasé tamponné de teinture d’iode, afin d’éloigner, lui dit-on, les miasmes de la grippe espagnole qui fait ses ravages, il revêt le costume réglementaire sans trouver de béret à sa taille, subit le sempiternel prêchi-prêcha de ceux qui « ont de la religion », et apprend à chanter hymnes et cantiques édifiants, ainsi que la très stupide Madelon de la victoire…
Malgré les réticences, il est admis dans un petit groupe déjà constitué de trois gamins qui se donnent des airs de conspirateurs, en nourrissant leurs songes creux de rêves d’évasions lointaines.
Michou, devenu « Le Môme » arrive parmi ces velléitaires avec son rêve à lui : exécuter celui qui a assassiné son père, le général Des Gringues, surnommé « le Vainqueur des Hurlus » par les uns, « le Boucher des Hurlus » par les autres, qui avait su « entretenir le moral de la Troupe » en lançant et relançant l’assaut sur Perthes-les-Hurlus et faisant fusiller pour l’exemple ceux qui refusaient d’y remonter…
En vieux routier de la narration efficace, Jean Amila a rapidement crayonné les silhouettes des trois compagnons du Môme. Il ne lui reste plus qu’à embarquer sa petite bande, finalement dominée par la volonté obstinée du plus jeune, dans des aventures émouvantes et drolatiques à la recherche du Boucher.
Au terme d’un périple hasardeux, les quatre orphelins finiront par prendre le train pour les « régions dévastées », en compagnie des demoiselles d’un bordel militaire de campagne placé sous la direction de madame Germaine. Dans la région des Hurlus, pas de trace du général, à part un portrait qu’ils perforeront, à hauteur des médailles, là où, en vrai, doit battre son cœur de brute, avec une épingle à chapeau conquise de haute lutte auprès d’une de ces dames. De retour à Paris, après une visite des champs d’horreur sous la houlette d’un pitaine assez débonnaire pour se faire subtiliser un revolver à barillet, ils se rendent rue de Bagnolet, où Michou peut descendre la Venin – chose promise, chose due –, avant qu’ils ne mettent le feu à l’immeuble.
Une fois dehors, en battant le pavé parisien, ils apprennent que le « le Vainqueur des Hurlus » est mort le jour même, dans son lit, comme tout galonné qui se respecte, de la grippe espagnole.
Bien qu’ils cherchent à se persuader que le coup d’épingle à chapeau n’y est pas pour rien, on entend le bruit d’un rêve qui s’effondre :
« Et ils se dirigeaient doucement vers la Boîte par le Boulevard de Verdun, mettant au point un récit valable de leur équipée.
Le plus duraille restait cependant devant eux. Qu’ils le veuillent ou non, il allait falloir se farcir maintenant les malheurs du petit Jésus, comme s’il ne s’était jamais rien passé d’autre depuis bientôt deux mille ans !
Triste jeunesse ainsi condamnée au viol de sa conscience, comme dit l’autre. »
Pour écrire cette odyssée attachante, farcesque et rageuse, de gamins qui semblent être des cousins de la Zazie de Queneau, Jean Amila a sans doute beaucoup emprunté aux souvenirs d’enfance de Jean Meckert…
Il n’y a aucune certitude sur le sort du père de Jean Meckert/Amila. Certains tiennent pour assuré qu’il a fait partie des mutins fusillés de la Grande Guerre, d’autres affirment qu’il aurait déserté, abandonnant par la même occasion femme et enfants, et que c’est la mère de Meckert/Amila qui aurait inventé cette fiction du père fusillé…
Quoi qu’il en ait été, il est établi qu’à la fin de la guerre la mère de Jean Meckert/Amila a bien été enfermée dans un asile psychiatrique et que le gamin de huit ans a bien été envoyé dans un orphelinat protestant à Courbevoie. Et l’on peut y songer en lisant certains passages – les descriptions de la Boîte ou le récit de la visite à l’asile – qui sont, bien au delà de la caricature dénonciatrice, criants de vérité – et criants de colère aussi.
Si ce roman est nourri de souvenirs ou de fantasmes très personnels de l’auteur, il est fidèle à un contexte historique que l’on a fini, très tardivement, par (re)connaître.
Après la guerre, la commune de Perthes-les-Hurlus, dévastée, ne fut pas reconstruite. Elle fut intégrée à la commune de Souain qui fut, elle, reconstruite. C’est à Souain que, le 10 mars 1915, la 21e compagnie du 336e RI refusa de sortir. Le général Réveilhac donna l’ordre au commandant de la compagnie, le capitaine Equilbey, de lui fournir une liste de six caporaux et de dix huit hommes de troupe. Ils furent jugés le 16 mars par un conseil de guerre. Quatre des caporaux désignés furent condamnés à mort. Le général Réveilhac les fit fusiller le lendemain, sans attendre le résultat du recours en grâce – qui commuait la peine en travaux forcés. Le général est mort dans son lit en 1937, d’autre chose que de la grippe espagnole. En 1934, les fusillés, Louis Girard, Lucien Lechat, Louis Lefoulon et Théophile Maupas, avaient été réhabilités… Stanley Kubrick, en 1957, s’inspira de cette affaire pour son film Les Sentiers de la gloire, qui ne fut diffusé en France qu’en 1975… En 2007, à Suippes, où se tint le conseil de guerre et où les quatre caporaux furent exécutés, fut inauguré un monument à leur mémoire.
Évidemment, Amila ne sera jamais hébergé au Panthéon… Le récit national ne le supporterait pas. Et je pense que cela lui aurait déplu.
Article par Guy M.
Jean Amila, Le Boucher des Hurlus, Série Noire Gallimard, 1982, repris en Folio policier.