Kanaky de Joseph Andras

« La compétition, la concurrence et la rivalité sont à mes yeux
des notions étrangères à l’écriture et à la création. La littérature,
telle que je l’entends en tant que lecteur et, à présent, auteur,
veille de près à son indépendance et chemine à distance
des podiums, des honneurs et des projecteurs. 
»
Joseph Andras à l’académie Goncourt, 2016.

En 2016, la sélection pour le Goncourt du premier roman d’un livre non encore disponible en librairie intrigua le petit monde de la critique littéraire. La qualité d’écriture de l’ouvrage conduisit certaines et certains à imaginer un remake de l’affaire Gary-Ajar ou supposer, et cela devenait drôle, un auteur masqué tel Julien Coupat… L’Académie aux dix couverts – les Goncourt n’ont pas de fauteuils mais des couverts, on doit leur prêter des chaises chez Drouant – attribua son prix à cet auteur inconnu qui signait Joseph Andras, lequel le refusa avec un panache certain.

Le roman primé a pour titre De nos frères blessés et a été publié par les éditions Actes Sud. Il est consacré à la personne de Fernand Iveton, ouvrier pied-noir indépendantiste, qui posa, en 1956, une bombe dans un local désaffecté de son usine à Alger. La bombe n’explosa pas mais Iveton fut arrêté, torturé, jugé et guillotiné. Une phrase extraite de la quatrième de couverture avertit sur les intentions de l’auteur : « Quand la Justice s’est montrée indigne, la littérature peut demander réparation. » Le Garde des Sceaux de l’époque était un certain François Mitterrand.

Joseph Andras, près de chez lui ou ailleurs.

L’année suivante, Actes Sud publia S’il ne restait qu’un chien, un livre/disque, poème de Joseph Andras mis en voix et en musique par D’ de Kabal avec la complicité du collectif TRIO•SKYZO•PHONY. On en parla fort peu… Ceux qui l’ont lu et écouté savent que c’est le port du Havre qui parle et ils se souviennent de la fin du poème :

« Il me reste à vous avouer
que j’en viens à rêver
du silence
oui
du silence
pour quelques siècles enfin
– sept, ou huit, ou neuf
et peut-être un chien allant et venant
ses flancs et seulement eux à l’ombre de ma pierre
son souffle chaud
son museau sombre
sa langue buvant à mes eaux de pluie
un chien
qui n’a jamais vendu l’un des siens
un chien
qui se fout bien
des changes flottants et des traités de libre-échange
des laves de Mars et de l’acide nucléique
du Bien et du Mal au fond du sexe des femelles
des contingents et des sociétés de conseil
des chambres de passe et des remises de prix
des rétrocommissions et des chaînons manquants
des quartiers haute sécurité et des discothèques
des check-points et des rapports d’autopsie
de l’ironie et des promesses

le silence
oui
le silence
et me regarder dans l’œil de ce chien pour y trouver
un peu du reste de mon âme. »

Suivent le lieu et la date, « France, Kanaky, janvier 2017. », et des remerciements, notamment « au chien Dragon d’Ouvéa ».

Extrait de S’il ne restait qu’un chien,
mis en images par Aurélien Peilloux, Noé Bach, Maxence Lemonnier.

« Bâtard entre blanc terne et terre vive, yeux d’amandes cuivrées, visage comme fendu en deux d’un liseré clair, pattes mouchetées, oreilles pointues et museau noir », le chien Dragon fait son apparition dans le dernier ouvrage de Joseph Andras, Kanaky, Sur les traces d’Alphonse Dianou, aux éditions Actes Sud.

Alphonse Dianou, voilà un nom qui ne dit rien à la plupart – il n’a même pas droit à quelques lignes dans Wikipedia ! C’est le nom de l’homme de vingt-huit ans qui, le 22 avril 1988, mena un groupe d’indépendantistes Kanak résolus à occuper pacifiquement une gendarmerie à Fayaoué, sur l’atoll d’Ouvéa, pour faire pression sur gouvernement de la lointaine métropole. L’opération n’eut rien de pacifique : un gendarme mobile tira dans le tas et les indépendantistes répliquèrent. Au total, trois morts et un blessé grave – qui devait succomber – parmi les gendarmes. L’occupation de la gendarmerie se transforma en prise d’otages. Sur les vingt-sept militaires désarmés, onze furent emmenés au sud, à Mouli, puis libérés ; les seize autres furent cachés dans la grotte de Watetö, au nord, sur le territoire de la tribu de Gossanah. Le 5 mai, un assaut militaire sera lancé et se terminera par un massacre : vingt-et-un morts, dont dix-neuf Kanak, dont Alphonse Dianou. Le dimanche suivant, François Mitterrand emportait le second tour des élections présidentielles devant son ancien premier ministre Jacques Chirac.

Ce que je viens de résumer avec maladresse, Joseph Andras le détaille jour après jour, sans complaisance, en utilisant les documents disponibles et les témoignages recueillis, sans omettre les ambiguïtés qui subsistent – dans ce cas la justice n’a pu se montrer ni digne ni indigne : une loi d’amnistie a été rapidement prononcée. Le récit de ces journées, imprimé en italiques, scande le récit principal de son enquête, voire, dit-il, de sa quête, « sur les traces d’Alphonse Dianou ».

Alphonse Dianou lors d’un forum antinucléaire en Australie, 1987.
(Archives familiales communiquées à Joseph Andras.)

Il n’était pas question, pour Andras, d’écrire un livre sur Alphonse Dianou sans avoir l’accord de ses proches, sa famille et ses amis. À tous,il doit expliquer ce qu’il vise :

« Je m’efforce de clarifier mon propos et mes desseins : comprendre qui était Alphonse Dianou, par-delà la prise d’otage suffisamment documentée, et saisir ce qui le mit en mouvement ; raconter à travers l’histoire d’un individu une lutte collective aux racines fort anciennes ; donner la parole à celles et ceux que cette histoire implique en premier lieu et n’être qu’une courroie, narrateur assemblant comme il peut les morceaux vivants et disparus ; resserrer, ne serait-ce que d’un fil, les mémoires de nos deux terres, leur Kanaky blessée et ma France oublieuse. »

Joseph Andras a obtenu la confiance de ses interlocuteurs puisque le livre existe. Et il a tenu, avec loyauté, le programme, cité plus haut, qu’il explicitait devant Darewa, le fils d’Alphonse.

Pour donner une idée du point de vue général adopté et de la hauteur du style, le mieux est peut-être de vous donner à lire le premier paragraphe de l’introduction :

« Dire l’homme dont on dit qu’il n’en est plus un. Cerner le point de bascule, l’instant où l’espèce tombe le masque et décanille, la bave aux lèvres et le poil dru. S’en aller à la frontière, pister la borne, sonder l’âme des nôtres en disgrâce, destitués, révoqués.  » La barbarie de ces hommes, si l’on peut les appeler ainsi « , lança un jour quelque président de la République française, alors Premier ministre, à l’endroit de ceux-là qui prirent les armes pour l’indépendance de leur archipel. Du sang coula, assurément, et il n’est que faillite, fût-ce pour la victoire, lorsque la chair s’arrache pour trancher la question ; du sang coula, oui, après qu’il en eut coulé tant et tant depuis plus d’un siècle, quand d’aucuns crurent bon de planter leur drapeau comme on pisse dans un coin, nouveaux maîtres des lieux et gardiens des bonnes mœurs. »

Nombre de livres ont été écrits sur les « événements » – ah ! quel mot bien utile comme passe-partout ! – de la grotte d’Ouvéa et tous l’ont été par les « vainqueurs ». Celui de Joseph Andras se place résolument du côté d’un des « vaincus de l’Histoire ». Raviver ainsi « la mémoire des opprimés » – et de quelle manière ! – n’a pas de prix…

Note : Comme l’auteur, j’ai utilisé le mot « Kanak » avec majuscule et invariable.

Article par Guy M.

Joseph Andras, De nos frères blessés, Éditions Actes Sud, 2016.

Joseph Andras, D’ de Kabal, S’il ne restait qu’un chien, livre/disque, Éditions Actes Sud, 2017.

Joseph Andras, Kanaky, Sur les traces d’Alphonse Dianou, Éditions Actes Sud, 2018.

 

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