Les Palimpsestes d’Aleksandra Lun

Le moins que l’on puisse dire du court roman d’Aleksandra Lun, c’est qu’il s’agit d’un livre surprenant…

La première surprise vous attend sur la page de titre :

Traduit de l’espagnol (Pologne)
par Lori Saint-Martin
roman

L’habitude qui a été prise d’indiquer, en cas de traduction, le pays d’origine de l’auteur(e) arrive ici à un point limite au bord du loufoque. L’éditeur – Le Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol – a pris soin de donner quelques éclaircissements en résumant à grands traits la biographie de l’auteure sur le premier rabat de la couverture.

Ainsi peut-on apprendre qu’Aleksandra Lun est née en Pologne, à Gliwice, en 1979, et qu’à dix-neuf ans elle a quitté son pays natal pour l’Espagne où elle a mené des études de langues et de littérature tout en travaillant dans un casino. Elle est maintenant traductrice de l’anglais, du français, de l’espagnol, du catalan, de l’italien et du roumain vers le polonais. Elle a quitté l’Espagne pour s’installer en Belgique où elle étudie le néerlandais. On ne nous dit pas en quelle langue sera écrit son prochain roman…

Aleksandra Lun
Photo de Mirna Pavlovic.

Le narrateur de son premier livre s’appelle Czesław Przęśnicki. Il est né en Pologne et se trouve interné à Liège, Belgique, « pays sans gouvernement depuis un an », dans un hôpital psychiatrique. Comment en est-il arrivé là ? Nous l’apprendrons petit à petit en le suivant lors de ses séances de thérapie, plus ou moins perturbées par l’irruption d’autres patients, dans le cabinet de la doctoresse au regard impassible.

Ce jeune polonais, très émotif et souvent larmoyant, allait commencer des études pour devenir vétérinaire quand il tomba amoureux fou d’un certain Ernest Hemingway venu donner des cours de boxe à Cracovie. Ledit Hemingway fut invité à exercer sa percutante pédagogie à Vinson, capitale de l’Antarctique. Czesław le suivit et, ne pouvant s’inscrire en sciences vétérinaires faute de places, s’inscrivit en philologie antarctique. Un temps ils coulèrent des jours heureux, jusqu’au suicide d’Ernest qui ne laissa qu’une carte d’adieu peu explicite à son amant. Celui-ci passa les mois suivants à écouter Maria Callas chanter « Casta Diva », l’aria composée par Bellini pour son opéra Norma, « à lire Nietzsche et à contempler pour la première fois l’idée de l’éternel retour, sans soupçonner à quel point elle serait sans incidence sur la suite de [sa] vie sexuelle ». Chaque déconvenue sentimentale sera suivie, comme d’un rituel, par une écoute et/ou une interprétation compulsives de « Casta Diva », par la lecture d’un philosophe et par une subséquente réflexion désabusée sur sa vie sexuelle.

Néanmoins il termina ses études et écrivit, pour mieux s’insérer dans la société, un roman en langue antarctique, intitulé Wampir. Avec six exemplaires vendus, le livre fut un échec indéniable et , au lieu d’intégrer Czesław Przęśnicki parmi les écrivains antarctiques natifs, il déchaîna leur colère, ainsi que celle des écrivains polonais natifs. Ce fut là le début des tribulations du narrateur qui, après quelques tabassages ici ou là et une courte discussion, au cimetière de Vence, avec Witold Gombrowicz – « l’un des mammifères qu’[il] admirait le plus » –, menèrent à son internement à l’hôpital psychiatrique de Liège.

Il y est soumis à une thérapie dite bartlebienne :

« La thérapie bartlebienne, qui se donne pour objectif la réinsertion linguistique, a été créée par le psychiatre de l’hôpital suisse de Herisau, le docteur Pasavento, lequel, dans son essai Bartleby et compagnie, a parlé pour la première fois des écrivains qui cessent d’écrire. Son étude, publiée dans une revue scientifique française, a permis de jeter les bases du traitement, destiné aux personnes atteintes du syndrome de l’écrivain étranger. »

La référence, au moins littéraire, est indiscutable. Non sans malice, l’auteure détourne le Bartleby et compagnie d’Enrique Vila-Matas pour en faire un essai de psychiatrie qu’elle attribue à un certain docteur Pasavento, personnage d’un roman du même nom et du même Vila-Matas, et lui accorde un poste dans l’hôpital psychiatrique de Herisau, en Suisse, où l’écrivain Robert Walser a passé vingt-trois ans à ne pas écrire – Docteur Pasavento est, de plus, en grande partie dominé par la figure de l’écrivain suisse.

Le régime est particulièrement sévère. La cure se développe selon deux axes : le patient est soumis à des séances psychanalytiques et à un isolement linguistique strict.

Czesław Przęśnicki doit donc partager sa chambre avec le père Kalinowski, prêtre en soutane et lampe frontale, adepte du vélo d’appartement, soigné pour un effondrement psychique consécutif à la mort tragique de son canari non loin de la tour de la radio où « cet hyperactif de Hitler » avait arrangé un accident frontalier pour déclencher la deuxième guerre mondiale en envahissant la Pologne. Le père Kalinowski est par ailleurs un admirateur inconditionnel de « ce polyglotte de Karol Wojtyła, qui a passé des années à parcourir le monde en robe blanche et à habiter le coin le plus touristique de Rome ».

Malgré cet environnement peu exaltant, le narrateur a commencé son dernier roman en langue antarctique, Kaskader, en utilisant ce qui peut être utilisé sur de vieilles pages d’un journal flamand, De Standaard, dont la langue inconnue lui « inspire tranquillité et paix d’esprit ». Mais de chapitre en chapitre, il s’aperçoit qu’il est en train d’oublier les subtilités de l’antarctique qui, « dans un envol tout bartlebien », se dirige « vers l’abîme de l’oubli ».

Les séances dans le cabinet de la doctoresse, parfois perturbées par les cris, gémissements et plaintes, poussés dans une langue inconnue, provenant de la toute proche salle de traitement, nous permettent de suivre les pérégrinations du narrateur et de rencontrer d’autres patients internés souffrant du « syndrome de l’écrivain étranger ». Ces malades viennent exprimer, souvent avec éclat, leur refus de la thérapie dite bartlebienne et, au passage, encourager leur timide et pusillanime collègue Czesław Przęśnicki. Passent donc un Vladimir Nabokov muni de gants de boxe, un Samuel Beckett armé d’une batte de cricket, un Jerzy Kosinski à mains nues, un Joseph Conrad coiffé d’une casquette de marin, une baronne Karen Blixen coiffée d’un chapeau cloche de baronne, un Eugène Ionesco au regard éteint et une Àgota Kristóf à la cigarette allumée. Emil Cioran, lui, vient en vélo bavarder avec le narrateur à la fenêtre de sa chambre…

Après avoir brûlé le manuscrit de Kaskader dans sa cheminée, la doctoresse envoie Przęśnicki dans la salle d’à côté, la salle de traitement. Pieds et mains attachés à une table de métal, on le laisse seul dans l’obscurité, puis des haut-parleurs diffusent « Casta Diva » interprétée par Danuta Lato, cette chanteuse polonaise des années 1980, « dont la poitrine troublante » avait aidé notre narrateur « à préciser son orientation sexuelle ». Une fois cette épreuve surmontée, un infirmier le libère en lui ordonnant d’arrêter de crier et l’informe que tout est terminé puisque la doctoresse vient « de s’enfuir à Veracruz avec le docteur Pasavento ». Il éclate en sanglots.

Dans le cabinet de la doctoresse, les autres patients cassent tout dans une ambiance plutôt festive : Nabokov a découvert deux bouteilles de champagne dans l’armoire à pharmacie. Czesław Przęśnicki est accueilli par des applaudissements et des marques de sympathie.

Survient alors « un homme barbu vêtu d’un épais manteau ». Il s’agit de Shackleton, l’explorateur, qui recherche des volontaires pour un voyage en Antarctique. En sanglotant, comme d’habitude, le narrateur lui raconte ses déboires avec les écrivains antarctiques natifs. Shackleton le rassure : ces prédateurs des plus agressifs sont désormais parqués dans une réserve. Et surtout, il l’informe que l’on a besoin de vétérinaires pour veiller au repeuplement du manchot empereur. Son traîneau est dehors, avec un équipage de soixante-neuf chiens. Przęśnicki le suit et Shackleton, avec un clin d’œil lui lance « Appelle-moi Ernest. »

Durant son voyage vers l’Antarctique, le narrateur devrait recevoir une missive de l’Association des écrivains antarctiques le nommant secrétaire de ladite organisation et précisant que ses obligations « comprennent notamment l’entretien et le nettoyage des locaux de l’Association , la traduction et la diffusion subséquente à l’étranger des œuvres des membres ordinaires et des administrateurs, ainsi que le service téléphonique. »

Couverture créée par Erwan Denis.

 

Aleksandra Lun a dû beaucoup s’amuser à écrire ce roman et nous nous amusons beaucoup, car c’est notre tour, à le lire. Il faut ajouter qu’il ne s’agit pas d’une pochade totalement débridée ; ce livre est le résultat d’un montage d’une grande précision. Si le burlesque domine, et notamment le comique de répétition, il s’agit du burlesque de la grande époque aussi minutieusement réglé que, disons, un film de Buster Keaton.

Bien sûr, il y a une question qui parcourt discrètement ce livre écrit en espagnol par une ressortissante polonaise, c’est celle du choix d’une langue d’écriture « marâtre » plutôt que de s’en tenir à sa langue maternelle. Les écrivains qu’Aleksandra Lun convoque sous le regard impassible de la psychiatre bartlebienne apportent, incidemment, des éléments de réponse – l’exil, ou l’abandon de la terre natale, en est un, mais pas toujours. Cependant un illustre contre-exemple est évoqué, et cela dès l’exergue du roman : Witold Gombrowicz, qui passa vingt-quatre ans en Argentine avant de s’installer en France, a continué d’écrire en polonais ; il estimait que « [son] espagnol [était] comme un enfant en bas âge, encore balbutiant ».

Beaucoup d’écrivains sont cités dans ce roman – sans être tous internés –, ce qui fait qu’il peut être vu comme un souriant hommage à la littérature produite en quelque langue que ce soit…

En feuilletant le Docteur Pasavento de Vila-Matas, où un narrateur-écrivain se rêve docteur en psychiatrie, j’ai retrouvé ce passage :

« Quand j’ai repris la lecture des nouvelles du jour, je me suis arrêté sur des déclarations d’un romancier de New York, dont on reprochait à sa littérature de faire une trop grande place à la littérature et de citer tant d’auteurs dans ses romans. « Les livres et les écrivains font partie de la réalité, ils sont aussi réels que cette table autour de laquelle nous sommes assis. Alors pourquoi ne pourraient-ils pas être présents dans une fiction ? » répondait-il. »

Ce romancier de New York peut bien être Vila-Matas lui-même. Ou Aleksandra Lun.

 

Article par Guy M.

Aleksandra Lun, Les Palimpsestes, traduit de l’espagnol par Lori Saint-Martin, Éditions du sous-sol, 2018.

Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, traduit de l’espagnol par Éric Beaumatin, Christian Bourgois éditeur, 2002.

Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Christian Bourgois éditeur, 2006.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *