Présentation du livre "Enrichissement" de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre: Une critique de la marchandise

Le capitalisme n’est pas seulement le fait particulier des individus qui ne pensent qu’à s’enrichir, il n’est pas non plus réductible à un mauvais esprit d’entreprise en quête exclusive de profit, en opposition aux initiatives intéressantes de la société civile. Ces critiques manquent leur but dans la mesure où elles ne prennent en compte que les caractéristiques les plus saillantes du capitalisme. Or les atteintes ou les critiques efficaces sont celles qui éclairent de façon originale ce qu’est vraiment le capitalisme : un point de vue marchand sur le monde.
Les sociologues Arnaud Esquerre et Luc Boltanski ont publié en début d’année un grand livre qui fait l’histoire et l’analyse d’une mutation du capitalisme qui a modifié la façon dont sont produites les richesses en France et dans les pays d’Europe de l’Ouest depuis le milieu des années 1970. Regardant vers des pans de l’économie jusqu’ici peu étudiés dans leur globalité, (le luxe, la culture et le patrimoine) les auteurs montrent que dans ces secteurs on fait du profit à partir des choses du passé. Cette enquête donne lieu à une étude passionnante et protéiforme qui comprend notamment une analyse profonde des formes de mises en valeur des marchandises, un réservoir d’exemples détaillés sur la mutation économique de certains territoires et la construction de leur authenticité ou une étude sur les travailleurs de la culture et les formes d’exploitation qui leur sont propres.
Le point de vue des auteurs n’est heureusement pas moraliste car la critique sur le plan moral entraine soit la condamnation des « autres », soit la culpabilité personnelle souvent inhibante. Il décrit avec précision les ressorts du monde de la marchandise, ouvrant une fenêtre vers une critique originale qui réconcilie habilement les approches structuralistes et pragmatiques.

Différents aspects de l’économie de l’enrichissement

L’économie de l’enrichissement est le nom que les auteurs donnent à une évolution du capitalisme qui débute vers le dernier quart du XX ième siècle. Celle-ci se caractérise par un changement dans la façon de produire des richesses : pour faire suite à la désindustrialisation de certaines régions, l’économie se tourne vers le passé et cherche à dégager un profit de toutes les choses qui lui sont liées. Là où les usines ne tournent plus, le capitalisme parvient à vendre l’image, la façon de vivre ou l’aura de certains lieux, notamment grâce au storytelling et au marketing. Il en va ainsi aussi bien pour une ville comme Arles, reconvertie en centre patrimonial et culturel, que pour le village de Laguiole, engagé dans une bataille judiciaire pour revendiquer l’authenticité supposément liée à son nom et son identité.
Enrichissement signifie donc que le profit n’est plus retiré d’une marchandise que l’on a produite mais de quelque chose du passé qui peut éventuellement n’être pas d’abord une marchandise mais qui le devient dès lors qu’au moment de l’échange, à cette chose échoira un prix, selon la définition des auteurs. C’est la raison pour laquelle on parlera d’économie de l’enrichissement pour des marchandises aussi diverses qu’une voiture de collection, un couteau dessiné par un grand designer ou une visite dans un « petit village de caractère » censé être préservé des défauts de l’urbanisation moderne. Dans ce dernier cas, même si l’on ne loge pas dans le dit village, on paiera éventuellement le « cadre » dans les prix répercutés par les commerçants locaux.

Prix, valeur, marchandise

Pour comprendre comment on peut mettre en valeur un nom ou transformer un déchet en marchandise, il faut s’interroger sur les différentes formes de mises en valeur des choses. L’une des thèses centrale du livre réside dans la relation nouvelle qu’établissent Boltanski et Esquerre entre la marchandise, son prix et sa valeur. La critique classique du capitalisme, venue de Marx, repose sur la distinction entre la valeur d’usage d’une marchandise et sa valeur d’échange. La limite de cette analyse c’est qu’elle fait reposer la valeur (d’usage, produite par le travail) dans la marchandise comme si celle-ci contenait en substance une valeur absolue qui serait éventuellement dépréciée par le marché au moment de son échange (valeur d’échange). Or, selon Boltanski et Esquerre, il existe de multiples formes de mises en valeur et qui ne déterminent la marchandise comme telle qu’une fois la transaction arrêtée autour d’un accord sur un prix (c’est-à-dire un « signe » qui facilite la compréhension de l’échange). « Une chose, n’importe laquelle, se transforme en marchandise quand, dans une situation d’échange, un prix lui échoit. » (p. 110)
La valeur est une notion polysémique et subjective, c’est l’angle sous lequel est considérée la chose dans tel ou tel récit à un moment donné. En ce sens elle est « moins réelle » que les prix qui sont, eux, le résultat effectif de la relation d’échange. L’ensemble des récits ou des justifications (ou mises en valeurs) qui gravitent autour de la chose fait varier les prix jusqu’à l’achat : « nous définirons la valeur comme étant un dispositif de justification du prix » (p. 138). Pour qu’il y ait une marchandise, il faut donc « une chose, un récit et un prix » (ou signe de l’échange). Un passant sur une brocante peut s’intéresser à un bouton de manchette présenté sur un étalage : la valeur de cet objet peut différer selon plusieurs types de justification. Soit il est possible d’inclure le bouton dans une série ou collection, et il intéressera l’acheteur qui sera prêt à y mettre un certain prix pour compléter sa collection, soit il rappelera à l’acheteur le bouton de manchette de son grand-père, soit le vendeur précisera que ce bouton a appartenu à un écrivain célèbre etc. Il y a différents types de récits, de mises en valeurs qui peuvent parfois se mêler ou se compléter pour justifier finalement un prix.

Pour expliquer qu’il se forme régulièrement des accords sur ces transactions, les auteurs font appel à la notion de métaprix. Il s’agit du prix qui est dans la tête des acteurs de la transaction et qui sert de référence pour déterminer le prix final de l’échange sans nécessairement coïncider avec celui-ci. Puisque les prix sont toujours affaire de circonstances et varient en fonction des formes de mises en valeurs et des argumentations ou rapports de forces des intéressés, il y a toujours au moins deux prix : le prix qui sera payé et le métaprix qui « incorpore une références aux opérations au cours desquelles des prix se forment » (p. 130). Les auteurs nous rappelent ici que les techniques de marketing récentes ne s’appuient pas sur les coûts de production pour déterminer les prix des produits qu’elles cherchent à vendre mais sur le consentement supposé de l’acheteur potentiel et sur les « seuils d’acceptabilité » des consommateurs en matière de prix. Le métaprix est le prix sur lequel on peut trouver un accord, c’est un « support de réflexion » comme dans l’exemple « cette montre vaut 100 euros » qui peut signifier qu’elle a été vendue 100 euros ou qu’elle rentre dans une collection particulière, qu’elle est côtée de cette façon…

Les formes de mise en valeur

Comment enrichir une chose ? Il existe en gros quatre formes de mises en valeur selon Boltanski et Esquerre : la forme standard, la forme tendance, la forme collection et la forme actif. La première est peut-être la plus répandue, elle désigne la production et la consommation de produits standardisés à partir d’un même prototype. Ce dernier étant le « premier », les autres spécimens ne sont que des copies destinées a priori au même usage pour tous ceux qui les possèdent. La forme collection apparaît, elle, dès le XIXième siècle comme une façon de compléter le capitalisme puisqu’elle trouve le moyen de mettre en valeur les déchets de la forme standard par le regroupement d’objets qui présentent de menues différences mais qui peuvent être mis en équivalence en tant qu’ils appartiennent à un même « type », comme les bouchons de bouteilles etc. La mise en série de ces choses provoquant inévitablement des manques, relance le désir de consommation en vue de l’accomplissement d’une « totalité idéelle » (p. 69). La forme actif regroupe les biens qui sont acquis dans le but d’être échangés un jour en liquidité, une oeuvre d’art par exemple peut-être achetée en tant qu’elle prendra un jour plus de valeur qu’elle n’en a supposément au moment de l’achat et pourra être revendue avec un bénéfice. Enfin la forme tendance qui est en quelque sorte l’opposée de la forme collection, fait appel pour sa mise en valeur à des récits mais qui vont se déprecier très rapidement. Il s’agit évidemment des objets « à la mode », mais surtout d’un marché structuré par des hiérarchies sociales et qui propose des objets servant de marqueurs et de moyen de reproductions de ces stéréotypes (« jeunes/vieux » ; « ruraux/urbains » etc.) Les marchandises (vêtements, objets de luxe…) suscitent le désir parce qu’elles « marquent » des appartenances à des groupes sociaux identifiables de cette façon.
Chacune de ces formes est perméable à une autre, ainsi un gadget de l’été, standardisé, qui devient aussitôt ringard une fois la tendance passée et peut devenir objet de collection et de nostalgie vingt ans après la fin de sa production industrielle.

L’économie du « passé »

Si l’économie de l’enrichissement est tournée vers la mise en valeur du passé, elle est très représentée dans un secteur spécifique auquel on ne pense pas toujours en tant que secteur économique : la culture. C’est une des qualités du livre de Boltanski et Esquerre que d’orienter le regard vers un pan très important, en chiffres (mais pas seulement) de l’économie contemporaine en France et dans une grande partie du monde, l’économie de la culture, du luxe et du patrimoine. On ne comprend pas bien les relations entre les fondations d’art contemporain et les grands chateaux, entre les groupes du luxe et le patrimoine, si on ne les comprend pas en terme d’économie de l’enrichissement. Et dans ces secteurs comme dans les autres, il y a des travailleurs au service de la production et de la mise en valeur des produits. C’est pourquoi il faut comprendre le terme « enrichissement » dans un double sens : les produits enrichis le sont comme on le ferai d’un métal en augmentant ses qualités et pour cela ils ont besoin d’une masse de travailleurs qualifiés. Ce sont des gardiens de musées, des conservateurs, des guides touristiques, des artisans qui mettent en valeur des objets ou des lieux…
S’opposant ainsi à la vulgate des dernières années tendant à stigmatiser une catégorie d’ailleurs non-opérante sociologiquement sous le nom de « bobos », les auteurs du livres dégagent précisément les contours de cette figure issue de l’économie de l’enrichissement, celle du travailleur de la culture. En effet, la sociologie de ces acteurs du monde culturel esquissée dans le livre montre que ceux-ci vivent régulièrement en situation de précarité (intermittents, pigistes, guides culturels etc.)
A l’inverse le terme « enrichissement » signifie aussi que cette accroissement de valeur profite à un certains nombre de personnes et que ce ne sont, dans la grande majorité des cas, pas les mêmes. Le secteur du livre, protégé d’ailleurs par un métaprix, en ce sens qu’il est le même pour tous, est dominé par de très grands groupes avec des intérêts financiers importants. Ceux-ci ont tout intérêt à ce que de « petits » libraires qui vivent bien souvent au niveau des minima sociaux mettent en valeur les titres qui vont leur rapporter en fin d’année. Il en va de même du marché de l’art contemporain, dans lequel la forme actif joue pleinement puisque certains acheteurs ne voient jamais les tableaux qu’ils possèdent parce qu’ils les rangent dans des hangars en attendant de les revendre un peu ou beaucoup plus cher. Il faut quand même des gardiens dans les musées. Il faut des travailleurs dévoués pour se « donner à fond » dans les associations culturelles dans lesquelles on ne compte pas ses heures parce que c’est pour le spectacle vivant, pour la culture…
Il y a donc, sans surprise, une organisation de l’exploitation dans l’économie de l’enrichissement, et dans laquelle l’État joue un rôle moteur puisque la plupart des développement de cette économie se sont fait avec son accord et son aide.

Conclusion

Pour montrer à quel point le développement des formes tendance et collection par exemple, à pu modifier le paysage économique et industriel de la France, Boltanski et Esquerre décrivent en détail l’histoire du groupe Pinault devenu Kering, passé du commerce du bois à la vente de produits standards et à l’industrie du luxe en quelques dizaines d’années. L’essort de l’économie de l’enrichissement découle bien du fait que certains secteurs de productions ont été abandonnés au profit de secteurs de mises en valeur de choses déjà existantes et à destination d’un marché plus restreint. En d’autres termes certains groupes se sont enrichis en vendant des produits plus chers à un nombre plus réduit d’acheteurs. Ceci a une conséquence très importante dans la mutation des rapports de productions et de dominations : s’il existe bien une main d’oeuvre qualifiée et non-qualifiée qui travaille pour l’économie de l’enrichissement, certains possédants qui détiennent par exemple un domaine avec château ou immeuble de station de ski, s’enrichissent surtout grâce à des consommateurs qui leur ressemblent, c’est-à-dire qui ont les moyens de s’offrir des vacances dans des logements coûteux et dans des endroits privilégiés à cause de leurs « authenticité » de leur caractère « préservé ». Ainsi les plus riches s’enrichissent grâce à la consommation d’autres personnes fortunées qui leurs achètent biens ou services de luxes et qui à leur tour profiteront d’autres biens ou services du même type. Cette classe des plus riches n’aura plus besoin de la classe des plus pauvres, comme c’était le cas dans la production industrielle, pour dégager des profits et peut alors s’autonomiser jusqu’à ne plus avoir à fréquenter les plus pauvres ni à leur vendre quoi que ce soit pour s’enrichir. Un phénomène d’exclusion totale se produit car si les régions désindustrialisées entament une reconversion vers l’économie de l’enrichissement (Le musée du Louvre-Lens est un exemple parmi de nombreux autres), celle-ci ne profitera pas à toute la population. Un agriculteur du centre Bretagne peut éventuellement transformer son exploitation devenue obsolète en musée des vieux outils, mais que pourra trouver à « enrichir » un immigré d’une banlieue pavillonnaire ? D’un autre côté c’est une classe extrèmement privilégiée qui se retrouve avec les moyens de s’exclure entièrement du reste du monde pour ne vivre qu’avec et de ses semblables.
Enfin l’extension de la sphère marchande à l’ensemble non seulement de la surface de la planète, déjà repérée par Fernand Braudel, mais à tout ce qui s’y trouve constitue un phénomène relativement nouveau qui transforme rapidement les rapports sociaux puisque chacun étant encouragé à enrichir ce qui l’entoure (son CV, ses affaires, ses déchets…) nous devenons tous marchands, et marchands de nous-mêmes comme marchandise.

L’ouvrage concentre donc sa critique sur la mise en lumière de mécanismes précis sans se doter d’arguments spécifiquement moraux sur la circulation des marchandises. Il se contente de décrypter la fabrication des inégalités et de sortir d’une critique du capitalisme focalisée uniquement sur la spéculation néo-libérale(l’idée que les choses auraient un « bon » prix et que les capitalistes seraient les méchants qui troubleraient l’ordre des véritables valeurs) .

Du point de vue de la méthode, la formule a priori oxymorique et épistémologiquement provoquante de « structuralisme pragmatique » revendiquée par les auteurs est intéressante en ce qu’elle réconcilie deux points de vues souvent considérés à part. Les individus sont certes toujours incorporés dans des structures sociales contraignantes mais ils sont aussi acteurs de leurs parcours par rapport à ces contraintes, en accord ou en opposition. Le livre alterne donc les descriptions de grandes mutations culturelles et certains exemples de la façon dont des individus agissent au sein de ces dispositions, redonnant ainsi une place à ces derniers en mettant en valeur leurs accords, oppositions et leurs compétences. Réconcilier l’approche pragmatique (de l’expérience) et l’approche structurale passe par une remise en cause du lien régulièrement établi entre la structure et l’expérience. Dans les sciences sociales, cette dernière est souvent considérée comme dépendante de la première, comme si depuis la structure devait dépendre toute expérience. Or, comme le remarque Boltanski et Esquerre : « Si cela était le cas, l’expérience ne ferait jamais que réactiver un ordre qui serait déjà inscrit dans des cadres préexistants en sorte que, en se trouvant ressaisie dans ce qu’il faudra bien appeler « la conscience », elle n’aurait d’autre effet que de contribuer au renforcement de cet ordre » (page 498). Il n’y aurait pas de critique possible, pas de réflexivité qui ait prise avec une autre réalité que la structure. Mais la critique existe bel et bien, et c’est parce qu’elle va chercher ses armes non seulement dans la réalité socialement construite mais aussi d' »ingrédients arrachés au monde, c’est-à-dire précisément à tout ce que la réalité a dû exclure pour se constituer en tant que telle » (p. 498). Comme l’expérience n’est évidemment pas entièrement réflexive et que la réflexivité ne peut tourner à vide sans risquer de devenir idéologie, il faut bien admettre qu' »expériences et structures sont ancrées, les unes et les autres, dans le « plan d’existence » » (p. 500).
Boltanski et Esquerre livrent là une sorte de mini-manifeste sur leur méthode sociologique qui consiste à rendre compte du fait que si l’on peut décrire des réalités sociales, on ne peut tenir de discours qui épuisent la réalité du monde. Le monde serait ce qui échappe toujours à l’appréhension par le discours et par l’expérience, forcément limités, laissant inexploré un plan d’immanence, le monde lui-même.
Que la réalité n’est justement pas capitaliste, c’est de cette réflexion et de cette expérience là que part la critique radicale de la société contemporaine.

robin

Enrichissement, une critique de la marchandise, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, nrf essais, Gallimard, janvier 2017

Illustration de l’article – Duchamp, Fontaine, 1917

 

 

 

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