Le Yaak est une rivière qui coule des jours heureux, mais parfois un peu frisquets, au nord du Montana, non loin de la frontière canadienne. La vallée qu’elle a creusée dans les montagnes a été un terrain de chasse des indiens Kootenais – en leur langue « yaak » signifie « flèche » – mais ils ne se sont jamais établis durablement dans ces parages. Les premiers humains à s’installer à l’année dans cette région sont donc probablement des Blancs, en petit nombre, au début du XXème siècle.
C’est là que Rick Bass est devenu un écrivain à part entière, sinon à plein temps.
Né au Texas en 1958, il a fait des études de biologie et de géologie à l’université d’Utah avant de travailler quelques années comme prospecteur de gisements de gaz et de pétrole dans le Mississipi. Durant les pauses du déjeuner, il écrivait, et cela allait devenir son premier livre, Oil Notes – traduit sous le même titre par Philippe Garnier pour les éditions Christian Bourgois. En 1987, recherchant avec sa femme Elizabeth, qui est peintre, un « refuge d’artiste », il découvrit dans le Montana la vallée du Yaak. L’émerveillement sans borne qu’ils ont alors éprouvé pour cette enclave de nature sauvage ne les a pas quittés et ils n’ont pas, depuis, quitté cette vallée.
Rick Bass chez lui en 2013, vu par Jessica Lowry.
Dans sa vallée d’élection, il a produit plus d’une vingtaine d’ouvrages, essais ou fictions, qui ne sont pas tous traduits en français – pour le découvrir, on peut conseiller aux curieux son roman La décimation et les trois nouvelles de Platte River…
Et l’on oubliera pas les livres qu’il a consacrés à vallée du Yaak et à la défense de ses restes de forêts primaires où il est devenu, selon son expression, « chasseur-cueilleur » – et père de famille. Trois d’entre eux ont été traduits en français.
Winter, paru en 1991 sous le titre original Winter, Notes from Montana, est le récit-journal de l’installation du couple dans la vallée du Yaak après avoir obtenu le gardiennage d’un pavillon destiné à accueillir des groupes de chasseurs. Le récit commence le 13 septembre, donc un peu tardivement dans une région où les hivers sont précoces et rigoureux. Une des préoccupations majeures de Rick Bass est d’amasser suffisamment de combustible pour qu’Elizabeth et lui ne meurent pas de froid. La transmission de sa camionnette Nissan ayant rendu l’âme, il faudra qu’il assure les transports avec sa vieille Ford Falcon dont le radiateur fuit et dont les suspensions vont fléchir dangereusement. La forêt ne manque pas d’arbres abattus, empilés en tas désordonnés par les engins des compagnies forestières qui ont pratiqué des coupes à blanc et pris les plus beaux arbres. Il s’est équipé d’une tronçonneuse Stihl 034 et se met au travail avec ardeur. Pour une raison mystérieuse, après avoir rendu de bons et loyaux services et malgré un affûtage de la chaîne par un expert, sa tronçonneuse se met à déraper vers la gauche durant la coupe… Cela se passe sur le terrain d’un certain Breitenstein à qui il a acheté du bois et qui, par malheur, assiste à la déconfiture du « nouveau venu » :
« Le spectacle que j’offrais eut raison de Breitenstein qui s’est mis à hurler de rire avant de s’écrier : » Je n’en peux plus, faut que je m’en aille ! » Et il a foncé dans les bois, en bondissant par-dessus les troncs abattus, les deux mains contre la tête, sans cesser de rire aux éclats. »
Après avoir coupé le bois, il faut le fendre et le débiter en « allumettes » pour qu’il puisse alimenter les poêles. On voit qu’il s’agit d’un travail considérable mais Rick Bass ne se décourage pas : le couple passera l’hiver au chaud, se fera des amis et l’auteur pourra conclure : « Je n’ai pas l’intention de quitter cette vallée. »
Tout en travaillant à « faire du bois », Rick Bass a pris conscience des menaces qui pèsent sur la faune et la flore des merveilleuses forêts qui l’entourent. Là où il est devenu écrivain, il deviendra aussi activiste, demandant la protection – pas de coupes à blanc, pas de routes, pas de centre de vacances – de ce qui reste des terres vierges de la vallée du Yaak, fondant une association locale, le Yaak Valley Forest Council – Association de sauvegarde des forêts du Yaak –, dont il est encore le président. Ces activités, qui comprennent des milliers de lettres envoyées à des membres du Congrès et du Sénat, pour la plupart totalement indifférents, il les évoque dans The Book of Yaak, paru en 1996 et traduit en français en 2007, sous le titre Le livre du Yaak, avec un épilogue de l’auteur. Il détaille notamment un projet de loi qui fut élaboré en 1993 par un certain nombre d’associations et par Pat Williams, l’unique représentant du Montana, état fort peu peuplé, au Congrès. Il proposait de créer la Réserve Naturelle McIntire-Mont Henry – le Mont Henry est le point culminant de la vallée et John et Jeannette McIntire sont des pionniers venus s’installer dans les années 1930. Il suggérait également de reboiser et réhabiliter les zones dévastées par les compagnies forestières et les routes, tout en réservant l’exploitation et le commerce du bois aux entreprises régionales qui organisent des coupes sélectives et évacuent les troncs avec des chevaux. Le projet de Pat Williams fut voté par la Chambre des représentants mais échoua au Sénat sans qu’aucun des deux sénateurs du Montana ne lève le petit doigt ou n’élève la voix.
Le livre du Yaak rassemble aussi des chroniques sur la vie dans la vallée, sur les périples de Rick Bass dans la montagne, sur les rencontres qu’il y fait avec d’autres éminents habitants tels coyotes, ours noirs et grizzlis… Parmi ces récits, il faut distinguer celui d’une ascension qui précède la conclusion du livre. Il s’agit d’une lettre adressée à son ami Bill Shearer qu’une tumeur au cerveau devait emporter l’année de parution de The Book of Yaak qui lui est dédié. Cette montagne, Rick Bass la gravit à chaque fois qu’il apprend qu’un ami est malade et son escalade, toute consacrée à l’amitié, est comme un rituel dirigé vers la guérison :
« Si tu t’en sors (…), il faudra que nous fassions cette balade, toi et moi, l’année prochaine ou celle d’après.
Sinon, j’enverrai une carte – ou même un croquis – à ta famille, pour que tes enfants puissent la voir un jour.
C’est cela que je veux partager avec toi, avant tout. »
Et pour terminer cette lettre :
« (…) Je grimpe à nouveau dans les nuages.
Demeure la parcelle d’or qui brille sur le marais et qui attend comme la lumière de l’espoir. Non comme une chose venue du ciel, une forme de vie née du soleil, mais comme quelque chose de plus constant : comme l’espoir qui remonte du centre de la terre, l’espoir qui provient du sol. »
Marsh, par Elizabeth Hughes Bass.
En 2009 paraît The Wild Marsh : Four Seasons at Home in Montana qui a été traduit en 2011 sous le titre Le journal des cinq saisons. Cette cinquième saison qui apparaît dans le titre en français est la saison du dégel, qui s’intercale entre hiver et printemps, « saison brune » car la boue se répand partout, mais aussi saison « où les bruits recommencent à peupler les forêts », tout particulièrement les chants des oiseaux. C’est un passage dans la durée, exaltant pour celles et ceux qui en connaissent les promesses, mais le marais sauvage du titre en américain me semble plus essentiel dans le déroulement de cet éphéméride d’une année que nous offre Rick Bass. Le lieu où il écrit, une cabane qu’il a réaménagée, est justement planté au bord d’un marais qu’il voit et entend évoluer dans le temps qui passe, et l’on peut dire que c’est le fil même que parcourt son récit, mois après mois, le fil qu’il nous fait suivre pour découvrir avec lui la vallée du Yaak.
Et c’est une promenade littéraire de toute beauté. Rick Bass, qui est à la fois poète et scientifique, nous entraîne dans son monde menacé en le décrivant avec précision et sensibilité, en composant un hymne à ses merveilles, indispensables pour que notre vie, où que nous soyons, ne se réduise pas à une survie boiteuse. Son livre est une véritable célébration païenne et mystique de la vallée du Yaak – ce mot de « célébration », je l’emprunte au titre, Célébrations de la nature, qui a été donné à un bel ensemble de textes d’un grand devancier de Rick Bass, John Muir, tout juste réédité chez José Corti ; lui aussi préconisait, il y a une centaine d’années, de laisser les forêts primaires en l’état, donc en paix…
Le texte de Rick Bass est ponctué d’histoires de la vallée, parfois merveilleuses, parfois drôles, parfois tristes. Lorsque Mary Katherine, la fille aînée du couple, arrive à la maison, âgée de quelques jours, elle est accueillie par les cris très forts d’un vol d’oies sauvages ; elle se raidit alors d’excitation et éclate de rire, contredisant tous les discours savants des pédiatres et les manuels de puériculture pour les nuls… La vallée du Yaak est sans doute vouée aux miracles. Aussi ne s’étonne-t-on pas du récit du dérapage de la camionnette tombant en marche arrière dans un ravin – le conducteur a sauté de l’habitacle avant la descente –, arrêtée par un arbre heureusement placé et finalement récupérée par son propriétaire avec l’aide astucieuse d’un voisin…
Un dernier récit, chargé d’émotion. Travis Shearer, le fils de Bill, est venu dans la vallée du Yaak pour Thanksgiving, l’année qui a suivi la mort de son père. Travis a une quinzaine d’année et Rick Bass l’emmène sur la « montagne de Bill » tant de fois parcourue en pensant à lui. Ils finissent par rebrousser chemin : il y a déjà trop de neige. Le lendemain, ils partent tous deux sur la piste d’un grand cerf à queue blanche – Travis n’a pas de permis de chasse mais Rick en a un. Avec obstination, ils suivent les traces sans jamais voir le grand cerf qui, sans doute, les a devinés, et ils doivent abandonner. Qu’importe ! Pour Travis, ce sera cette longue marche qui fera souvenir. Ils rentrent pour le dîner de Thanksgiving, et Travis doit repartir le lendemain. La route pour l’aéroport croise celle du cerf, « immense, d’une grâce infinie » mais qui tombe sur le flanc après un saut qui semble un envol, et ne peut se relever sur le verglas – ses petits sabots ne sont pas faits pour cela. En face, sur la route, de l’autre côté du cerf en difficulté, un camion arrêté et sur la chaussée « deux chasseurs – excusez-moi, deux flingueurs » qui ont tiré sur la bête maintenant à l’agonie. À l’adresse des viandards, Rick Bass lance un « Salopards ! » bien mérité avant de les contourner lentement sans ajouter un seul mot.
Le mot final, pour dépasser cette ignominie, je le laisserai prononcer par la petite Lowry, la fille cadette d’Elizabeth et Rick Bass. Au retour d’une promenade, son père la laisse s’asseoir sur ses genoux et tenir le volant. Il constate que, loin de suivre des yeux la route, elle regarde par la vitre latérale en souriant. Lui demandant ce qu’elle fait, il obtient cette réponse :
« Je souris aux arbres. »
Article par Guy M.
Livres cités par ordre d’apparition :
Rick Bass, La décimation, traduit par Anne Wicke, Christian Bourgois, 2007, repris en poche Points.
Rick Bass, Platte River, traduit par Brice Matthieussent, Christian Bourgois, 1996, repris en poche Titre.
Rick Bass, Winter, traduit par Béatrice Vierne, Éditions Hoëbeke, 1998, repris en Folio.
Rick Bass, Le livre du Yaak, traduit par Camille Fort-Cantoni, Gallmeister, 2007, repris en poche Totem.
Rick Bass, Le journal des cinq saisons, traduit par Marc Amfreville, Christian Bourgois, 2011, repris en folio.
John Muir, Célébrations de la nature, traduit par André Fayot, Éditions José Corti, 2011, réédité en 2018.
Illustration : Last Day of Indian Summer, par Elizabeth Hughes Bass.