Quelques traces du grizzly dans la littérature anglo-américaine

Certains amérindiens le nomment « frère de l’homme » et tous lui accordent le plus grand respect. Les explorateurs Lewis et Clark, qui entre 1804 et 1806 firent le trajet du Camp Dubois à la côte du Pacifique et retour, découvrirent l’existence du grizzli, dont ils firent la description. Il faut dire qu’il leur flanqua une trouille bleue, ou verte, je ne sais : « Il vaut mieux rencontrer deux Indiens qu’un grizzly », notèrent-ils dans leur journal… Le naturaliste George Ord, étudiant leurs écrits sur cette nouvelle variété d’ours brun, nomma l’animal Ursus arctos horribilis – on sait que les taxinomistes, sous couvert de latin, ne se privent pas, à l’occasion, de (dis)qualifier péjorativement certains espèces qui deviennent fétides, putrides ou, simplement, horribles…

Le grizzly est, certes, un animal impressionnant, plutôt irascible, parfois très agressif, n’hésitant pas à tuer, mais il est difficile de le trouver « horrible », maintes photographies en témoignent. Disons qu’il fait partie des plus fascinants prédateurs de cette planète.

On peut lire qu’il resterait encore entre 30 000 et 45 000 individus à l’état sauvage, diversement répartis. Il est bien difficile de vérifier ce type de recensement. Cependant, l’un des premiers gestes environnementaux de l’administration Trump, en juin 2017, a été de supprimer le grizzly de la liste des espèces menacées donc protégées – il faut dire que sous son prédécesseur Obama, le Fish and Wildlife Service, chargé de la gestion de la faune sauvage, en avait bien l’intention. La chasse au grizzly redevenait possible. Plainte fut déposée par bon nombre de tribus amérindiennes et d’associations de défense de la nature et, en septembre 2018, le juge fédéral Dana Christensen, de l’État du Montana, a estimé que la radiation du grizzly de la liste des espèces menacées avait été « arbitraire et fantasque » et avait manqué de rigueur scientifique. Son ordonnance a suspendu tous les préparatifs de grande chasse… Pour l’instant.

 

Vous le préférez comme ça ou en tapis de salon ?

Je suppose que Doug Peacock a dû se réjouir de cette décision…

Doug Peacock est souvent présenté comme un personnage légendaire de l’écologie américaine. Il le doit à l’amitié d’Edward Abbey qui l’a pris comme modèle de George Washington Hayduke, l’un des (anti)héros activistes (ultra)radicaux de son roman excentrique et déjanté Le gang de la clef à molette et de sa suite Le retour du gang – tous deux fort recommandables et disponibles en poche chez Gallmeister. Il est plus que probable qu’en bon camarade Edward Abbey ait forcé le trait en croquant la silhouette de Peacock ; mais c’est bien ainsi que se construisent les légendes.

Doug Peacock est un vétéran de la guerre du Vietnam qui en est revenu abîmé, paumé, révolté, tournant en rond et buvant plus que de raison. Son livre, Mes années grizzly, paru en 1987 et traduit en français dix ans plus tard, permet de comprendre comment les grizzlys ont pu, en quelque sorte, le sauver d’une vie gâchée. Jim Harrison, saluant un grand livre, écrit ceci :

« Mes années grizzly est une histoire d’amour, celle d’un homme qui rentre de la guerre dépossédé de son âme perdue, et qu’il va retrouver à travers l’étude et la protection acharnée du plus grand prédateur de la planète. »

Le livre de Doug Peacock alterne les souvenirs de la guerre du Vietnam avec le récit de ses approches des grizzlys.

À propos de la guerre, je retiendrai cette simple et lucide déclaration :

« Le peu de religion qui me restait a été anéanti, durant mes deux derniers mois au Vietnam, par le spectacle d’enfants morts. Aujourd’hui encore, je ne peux supporter l’image d’un enfant mort. Dans les années qui ont suivi, j’ai trouvé plus facile de parler aux ours qu’aux prêtres. Je n’ai fait preuve d’aucune aptitude pour réintégrer la société. (…) Moi, je me suis retiré dans les bois et j’ai eu recours à du vin de mauvaise qualité pour obliger ma mémoire à s’endormir. »

Déjà, durant sa formation de medic – soldat faisant fonction d’infirmier –, il cachait dans les pages du carnet où il était censé prendre des notes une petite carte du Wyoming et du Montana et la consultait, rêvant de parcourir les montagnes et les forêts… Il la mit dans son paquetage en partant pour le Vietnam. Et, à son retour, c’est dans ces paysages qu’il est allé en solitaire se perdre pour finalement se retrouver quelque peu – ne disons pas « se reconstruire » car, si l’on peut reconstruire une cathédrale, on ne reconstruit pas un être humain.

Il raconte la rencontre décisive qui allait, sans éteindre sa rage, infléchir la trajectoire erratique de sa vie pour une vingtaine d’années, ses « années grizzly ». Il est alors dans le Parc National Yellowstone, grand aspirateur à touristes mais, bien sûr, il préfère s’écarter des chemins tout tracés. Il vient de surmonter une crise de paludisme. Se sentant mieux, il s’équipe d’un sac à dos, laisse sa tente en place et part à la recherche des grizzlys. C’est alors qu’il se trouve, de manière fortuite, face à l’un d’entre eux :

« Le grand ours s’arrêta à dix mètres de moi. Je glissai doucement la main dans mon sac à dos et, petit à petit, j’en sortis mon Magnum. Je dirigeai lentement le canon de mon arme vers les yeux rouge sombre de l’énorme grizzly. Il montra les dents en grognant et couchant les oreilles. Entre ses épaules, les poils de sa bosse étaient hérissés. Nous nous fixâmes l’un l’autre pendant des secondes qui me parurent des heures. Je savais une fois de plus que je n’appuierais pas sur la détente. Le temps des fusillades était terminé pour moi. Je baissai mon arme. Le grizzly redressa les oreilles et regarda sur le côté. Reculant un peu, je tournai la tête vers les arbres. Je sentis quelque chose passer entre nous. L’ours se détourna lentement, avec élégance et dignité, puis, d’un pas cadencé, il s’enfonça dans le bois à l’autre bout de la clairière. »

Ce texte, très sobre, évoque quelque chose de tout à fait extraordinaire dans cet instant suspendu qui paraît durer des heures. Face à face se tiennent deux présences d’une extrême densité, chacune en puissance d’écraser l’autre et pourtant une sorte de communication s’établit entre elles qui mène à une sorte de pacte de non intervention, plein d’élégance et de dignité, pour reprendre les mots du narrateur.

Juste après cette rencontre, il se décrit « le souffle court et le visage cramoisi », « touché par quelque chose de très puissant et mystérieux ».

Revenu à son camp, l’ancien béret vert laisse dériver sa pensée devant le feu qu’il a allumé.

« Je me mis à penser à ma vieille carte routière et à l’énorme grizzly brun. Au Vietnam, l’homme était le principal prédateur. Si les angoisses et les souffrances des combats avaient réussi à m’apprendre quelque chose, ce n’était certainement pas l’art de tuer ou de faire la guerre. L’homicide ne pouvait pas être édifiant. Seuls des actes de grâce restaient gravés au plus profond de ma mémoire et ressurgissaient maintenant des coins anesthésiés de mon cerveau. Il importait peu de savoir pourquoi. L’acte en lui-même était une transcendance. »

Pendant une vingtaine d’année, six mois par an, Doug Peacock va partir à la rencontre des grizzlys. Il les observe, les photographie, les filme et, surtout, se laisse séduire par eux. Et le légendaire Hayduke va devenir l’un des plus fervents défenseurs de l’espèce. Il l’est resté et son livre nous permet de découvrir l’Ursus arctos horribilis mais aussi, et surtout, un homme dont la mémoire, quoi qu’il dise, ne pourra jamais s’endormir tout à fait.

Doug Peacok ou, peut-être, Hayduke, vu par Robert Crumb.

En 1990, Rick Bass, que nous connaissons déjà, reçoit un coup de téléphone de Doug Peacock. Celui-ci se dit « intrigué par la persistance de rumeurs selon lesquelles il y aurait encore des grizzlys dans le Colorado ». Il lui propose de « l’accompagner dans les montagnes pour en avoir le cœur net », et lui donne rendez-vous deux jours plus tard pour aller dans les San Juan Mountains, où, selon les autorités, le grizzly a disparu mais où les rumeurs persistent.

Il y aura plusieurs expéditions et Rick Bass s’en est fait le chroniqueur dans The Lost Grizzlies, paru en 1995 et traduit en français en 1997. L’édition française classe Les derniers grizzlys dans la catégorie « roman » alors que les sites américains l’incluent dans la liste des œuvres de « non-fiction ». Disons que ce doit être un roman sans fiction…

Au début de son récit, il nous livre un portrait de son ami qui commence ainsi :

« Peacock connaît les mœurs du grizzly sauvage mieux que personne dans ce pays, mais il abhorre les colloques scientifiques, les conférences académiques et tout ce qui y ressemble. C’est un écrivain talentueux et pourtant on ne peut jamais lui soutirer plus d’une phrase ou deux sur la littérature. Il a été infirmier au Vietnam – un soldat, un guerrier – et il se met à babiller dès qu’il se trouve en présence d’un enfant ou de quiconque n’a pas encore l’âge de voter. »

Bass sait à quel point le comportement de Peacock peut être déconcertant, passant d’une excitation façon Bugs Bunny quand il est pris par l’angoisse à l’extase du buveur assoiffé après la première gorgée de sa canette quand il est bien dans sa peau.

Les recherches dans les San Juan avec diverses équipes ne vont pas être de tout repos, on s’en doute.

Il y a d’abord bon nombre de problèmes de voitures – à croire que les véhicules des protecteurs de la nature américains sont tous en fin de course – mais Rick Bass semble aimer raconter, avec détachement et un certain humour, ce type de désagréments.

Ensuite, les grizzlys, s’ils sont là, sont extrêmement discrets. Peacock émet l’hypothèse que ces animaux ont modifié leurs habitudes pour s’adapter au milieu hostile où ils se trouvent. Les troupeaux occupent une bonne partie du piémont et les éleveurs ne se sont pas privés d’abattre les grands ours qu’ils rencontraient. On peut craindre que la recherche ne se réduise à chercher le dernier homme qui a vu l’ours, et l’a tué, et que le récit des équipées dans les San Juan, malgré le grand talent de conteur de Rick Bass, ne soit celui d’une immense déception.

Or, durant la première expédition, au terme d’une journée de mauvaise humeur – ils ont rencontré un campement de chasseurs – les trois hommes, Doug Peacock, Rick Bass et Marty Ring, trouvent, parmi des traces d’ours noirs, une empreinte qui, risque Peacock, « pourrait bien être une empreinte grizzly ». Ils tournent autour, en cherchent d’autres – mais il n’y en a qu’une –, la photographient, sachant très bien que cette preuve n’est probante que pour eux-mêmes. Avant de repartir, « Peacock l’efface du pied pour que les chasseurs ne la voient pas » en disant « Bonne chance, mon vieux ».

Lors de la seconde expédition, il y a davantage de personnes autour de Doug Peacock, dont Dennis Sizemore, un biologiste spécialiste des grizzlys, quelques uns de ses amis et de ses étudiants. Depuis quelque temps Rick Bass présent des symptômes étranges : des éclairs bleus, des étincelles jaunes affectent sa vision, ses pieds et mains s’engourdissent, son élocution tombe souvent dans le lapsus et sa mémoire devient peu sûre… Un scanner n’a pas révélé de tumeur au cerveau, mais un médecin a laissé planer l’hypothèse d’une sclérose en plaques… Il est là, cependant, prêt à repartir dans les San Juan, « ces immenses montagnes enneigées [qui] sont déjà devenues un jalon dans [son] existence ».

Le « camp de base » est plus animé ; il s’y tient, le soir, des cours théoriques avec les étudiants qui sont inscrits à un cycle d’études de protection de la nature que Peacock et Sizemore ont réussi à mettre en place, Round River Conservation Studies.

Les recherches des grizzlys s’en trouvent démultipliées mais, au début, les grands ours demeurent aussi discrets que lors de la première expédition.

Cependant, des indices affirment leur présence dans les San Juan… Un groupe entend grognements et claquements de dents derrière un gros rocher. Rick Bass reconnaît là l’agitation sonore d’un grizzly en colère – qu’ils ne verront pas. Plus tard, il rapporte d’une excursion solitaire une crotte de bonne dimension et, surtout, contenant des poils qui, prélevés par Dennis, seront envoyés pour une analyse ADN. Enfin, après le départ de Peacock, Bass s’offre une dernière ascension en montagne et là, en suivant des biches, derrière un tronc couché, il voit :

« Quand je suis à dix pas du sapin (…), je vois surgir de derrière le tronc un animal, une grosse bête brune aux épaules voûtées qui semble apparaître sous mon nez. Un ours avec une tête énorme, et l’espace d’une fraction de seconde, nos regards se croisent. Les yeux ronds et sombres de l’ours jettent une lueur sauvage, les miens doivent être aussi grands, peut-être même plus. L’animal a un pelage chocolat, comme un élan, et il est presque aussi gros. Il est tellement immense que la première pensée qui me vient à l’esprit, juste avant la peur, est : cet ours est aussi gros qu’un élan ! »

Bien qu’aguerri et sachant deux ou trois choses sur les grands ours, Rick Bass réagit en dépit de toutes les leçons qu’il a reçues de son ami Peacock : il se comporte en proie et cherche à grimper dans un arbre… Mais l’ours a préféré partir sans l’attaquer. Il ne reste plus à l’imprudent qu’à retrouver son souffle, ralentir les battements de son cœur, et se laisser aller au doute : a-t-il bien vu un grizzly ? Il continue à monter et prend un peu de repos dans une petite grotte où il laisse ses pensées dériver. En redescendant, il trouvera deux crottes aussi larges qu’une assiette. Il les ramasse et les rapporte au camp de base d’où elles partiront au labo. En racontant sa rencontre, il ne peut cacher ses doutes sur ce qu’il a vu. Son témoignage est bien fragile, sans preuves scientifiquement acceptables. Il ne reste que l’intuition du randonneur poète :

« Le caractère sacré de l’événement me persuade que c’était un grizzly. Tout comme l’étrangeté des circonstances et le pouvoir qui s’en dégage. »

Ce « pouvoir » du « frère de l’homme » parcourt le livre entier, que la rencontre ait lieu ou pas, et c’est, outre le talent de l’auteur, ce qui le rend passionnant. Il nous entraîne à adhérer pleinement à sa conclusion :

« Ils sont toujours là. Nous ne les avons pas encore perdus. Nous sommes seulement sur le point de les perdre. »

Mais, vingt ans plus tard, sont-ils toujours là ?

Article par Guy M.

Edward Abbey, Le gang de la clef à molette, traduit par Jacques Mailhos, Gallmeister.
Edward Abbey, Le retour du gang, traduit par Jacques Mailhos, Gallmeister.
Doug Peacock, Mes années grizzlys, traduit par Josiane Deschamps, Gallmeister.
Rick Bass, Les derniers grizzlys, traduit par Gérard Meudal, Gallmeister.
Ces quatre livres sont disponibles dans la collection de poche Totem de l’éditeur.

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