Palabres, de John Berger

La nécrologie de John Berger, dans Le Monde, a pour titre : Mort de John Berger, écrivain britannique et intellectuel marxiste. Elle est signée de Florence Noiville et datée du 3 janvier 2017.

Je viens de la (re)lire – mais je crois ne pas l’avoir lue à l’époque – et, devant ce titre banal, j’ai froncé les sourcils puis haussé les épaules. Si l’on réduit, dans notre grand quotidien du soir, la personnalité de cet homme à « écrivain britannique et intellectuel marxiste », on ne peut s’étonner de le savoir si mal connu et si peu reconnu en France, le pays d’adoption qu’il avait choisi pour son ouverture d’esprit incomparable avec l’étroitesse de vue de son pays natal.

Sur son marxisme, il écrivait en 2005, dans l’autre Monde, le diplomatique :

« Jamais auparavant la dévastation provoquée par la poursuite du profit, telle que la dicte le capitalisme, n’avait eu l’ampleur qu’elle a aujourd’hui. Comment, dès lors, est-il possible de ne pas tenir compte de Marx, qui a prophétisé et analysé cette dévastation ? Peut-être est-ce parce que les gens, beaucoup de gens, ont perdu tous leurs repères politiques. Sans carte, ils ne  savent pas où ils vont. »

(Sur la vision politique de John Berger, on pourra aussi consulter, mis en ligne , sur un site qui se réclame effectivement du marxisme, sous le titre Camarade prisonnier !, le texte de Dans l’entre-temps : réflexions sur le fascisme économique, qu’il avait donné en 2009 aux éditions Indigènes.)

John Berger en 2002,
vu par Ara Guler.

 

Les Éditions de l’Olivier ont fait paraître, en janvier 2018, sous le titre Palabres, la traduction française de son dernier livre, Confabulations. Elle est due à Olivier Cohen, créateur de la maison d’édition, et Clément Ribes.

Lire ce livre est un bon moyen d’aborder l’œuvre de John Berger et de prendre, en partie, la mesure de son envergure. Il s’agit, nous dit l’auteur, d’un ensemble de « notes » ; mais il faut préciser que ces notes sont de courts essais reliés entre eux par une réflexion sur le langage, toujours présente malgré la diversité des sujets abordés.

La première de ces notes est intitulée Autoportrait et on peut y lire ceci qui est une réponse sincère à la fameuse question – Pourquoi écrivez-vous ? – posée par les surréalistes en 1919 :

« Ce qui m’a poussé à écrire au fil des années, c’est le soupçon que quelque chose exigeait d’être dit ; et que, si je n’essayais pas de le faire, ce quelque chose risquait d’être passé sous silence. »

Il décrit les « palabres » qui se tiennent entre les mots dans chacun des paragraphes écrits, menant à des modifications ou des corrections de son texte, avant d’aborder le paragraphe suivant, où se tiendront de nouvelles « palabres ». Et John Berger conclut :

« Si l’on veut faire de moi un écrivain, je n’ai pas d’objection.
À mes propres yeux, je ne suis qu’un fils de pute – et vous devinez de quelle pute il s’agit, non ? »

Il vous faudra sans doute lire ce livre pour deviner. Ou pas.

Ce « fils de pute » fut aussi peintre, poète, critique d’art, essayiste, chroniqueur, scénariste, auteur de théâtre, romancier, le tout sans jamais oublier d’analyser, avec une certaine radicalité, le monde où il vivait et, par conséquent, en tressant ces différents fils d’activités avec le souci de la politique. J’ai quelques scrupules à lui appliquer la qualification d’« écrivain engagé » qui traîne derrière elle trop de connotations datées, mais si un homme fut effectivement engagé dans son temps, ce fut bien lui.

En 1962, il quitta la Grande-Bretagne pour venir s’installer en France dans un petit village de Haute-Savoie. Son apprentissage de la vie rurale lui fournit la matière d’une trilogie romanesque intitulée Dans leur travail, que l’on a pu trouver aux éditions Points.

En 1972, il obtint le très convoité Booker Prize pour son roman G.qui figura également un temps chez Points et qui a été réédité en 2015 aux Éditions de l’Olivier. G. était dédié aux mouvements de libération des femmes. John Berger décida de partager le montant du prix obtenu en deux : une moitié fut donnée aux Black Panthers et il utilisa l’autre pour financer un livre sur les travailleurs immigrés, avec la collaboration de son ami photographe Jean Mohr, Le septième homme, d’abord paru chez François Maspero, en 1976, et réédité en 2010 aux Éditions Fage.

La couverture de Palabres présente un dessin de John Berger. Vous y trouverez peut-être le sourire qui manque au portrait photographique inséré plus haut…

See you later, Omelette…
Dessin de la couverture de Palabres.

Palabres est le dernier livre que John Berger nous aura offert et, malgré ce que laisse entendre la quatrième de couverture, reprise par nombre de commentateurs, je ne peux y voir un livre-testament. Un testament répartit les richesses d’un(e) futur(e) défunt(e)… Ses richesses, John Berger, je crois, les a toujours toutes données à tous.

Qu’il envisage un cadeau destiné à Rosa Luxembourg ou qu’il parle de ce qu’il peut voir en nageant dans sa piscine préférée, qu’il relate son voyage en Suède pour l’enterrement de son ami peintre Sven ou qu’il analyse « l’art de tomber » de Charlie Chaplin, qu’il présente sa lecture du poète irakien Abdulkareem Kasi ou qu’il décrive une fête dans le delta du Pô, il nous entraîne dans une réflexion d’une acuité toute particulière et d’une qualité humaine insurpassable. Au fil des pages, on se dit que cet auteur-là, on aurait aimé le rencontrer, et être l’un de ses amis.

Un ensemble de notes un peu plus long que les autres est consacré à la chanson. Il est adressé à Yasmine Hamdan, chanteuse née au Liban – dont il faut au moins découvrir les dernières productions, Ya Nass, en 2013, et Al Jamilat, en 2017. Lors de l’un de ses concerts, John Berger a eu l’envie de la dessiner :

« Envie absurde : il faisait trop sombre pour ça ; je ne pouvais pas voir le carnet à croquis posé sur mes genoux. Par moments, je griffonnais sans baisser le regard, sans te quitter des yeux.
Ces griffonnages sont rythmés – comme si mon stylo avait suivi ta voix. Mais un stylo n’a rien d’un harmonica ou d’un violon, et maintenant, dans le silence, mes griffonnages ne veulent presque plus rien dire. »

Il donne à voir quelques uns de ces « griffonnages » et l’on peut trouver qu’ils transcrivent au moins le mouvement de la chanteuse, et l’énergie du chant.

Yasmine Hamdan chantant Hal dans Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch

 

L’auteur poursuit :

« Tu chantais en arabe, une langue que je ne comprends pas, et malgré cela, j’ai vécu chaque chanson comme une expérience complète. Comment l’expliquer ? »

Et constatant que tous les spectateurs étaient comme lui, vivant chaque chanson sans entendre la langue arabe, John Berger annonce « quelques remarques ».

Il développe d’abord celle-ci :

« Une chanson, au moment d’être chantée ou jouée, acquiert un corps. Et pour ce faire, elle s’empare de corps préexistants pour les posséder brièvement. (…) La chanson s’empare du corps du chanteur, l’abandonne, puis s’en empare à nouveau. Et un moment plus tard, elle prend possession des corps des spectateurs présents dans l’assemblée qui, en l’écoutant et se mouvant à son rythme, sont transportés dans le passé, dans l’avenir. »

Une chanson, dit-il, est déliée de toute attache spatio-temporelle mais « elle emplit le moment présent » parce « qu’elle espère trouver, dans ce qui est pour elle un futur flou, une oreille susceptible de l’entendre », ce qu’elle ne peut faire qu’en se projetant « toujours plus loin ».

Partant de cette remarque, John Berger développe les autres en un collage étourdissant, passant d’une thématique à une autre de manière parfois abrupte par simple association d’idées, nous ouvrant une multitude de pistes à explorer. Disons qu’il nous livre une construction rhapsodique, passant par le souvenir de Shenandoah que chantait sa mère, par le duende tel que l’évoque Federico Garcia Lorca, par la similitude entre un de ses dessins d’iris et la photographie d’une danseuse de flamenco par Tato Olivas, par une Annonciation d’Antonello de Messine où la Vierge semble chanter, par une conversation animée en langage des signes observée dans le métro, par la vacuité d’une conférence de presse de François Hollande, par un chant de prière à quatre voix entendu dans une église du Chiapas, par un poème de Moya Cannon, par le chant sarde qui termine un spectacle de rue…

Pour finir, il revient au concert de Yasmine Hamdan, décrivant la tenue du micro de sa main droite et le mouvement de sa main gauche. Puis :

« Nous commençons à applaudir en rythme, produisant l’énergie et aiguisant l’attention nécessaires pour nous porter ailleurs.
Et soudain, comme nous osions l’espérer, l’ailleurs nous apparaît à travers toi. »

Dans la note suivante, John Berger raconte sa visite de l’atelier de son ami, le peintre Rostia Kunovsky :

« Il y a quelques jours, je me tenais devant une peinture de deux mètres sur trois représentant le paradis. Je suis resté un moment immobile. Puis j’ai retenu ma respiration et je suis entré dans le tableau. »

C’est un peu ce que l’on ressent lorsque l’on a lu quelques lignes d’une de ces « notes » de John Berger. On entre dedans et l’on s’y sent libre, on y respire un air revigorant…

P.S. : Certaines pages m’ont rappelé l’un des premiers articles de John Berger que j’ai lu il y a longtemps. Il y parlait des portraits du Fayoum. Il se trouve en ligne, ainsi que d’autres chroniques du Monde Diplomatique, il n’y a aucune raison de vous en priver…

Article par Guy M.

John Berger, Palabres, traduit par Olivier Cohen et Clément Ribes, Éditions de l’Olivier, 2018.

Sur Yasmine Hamdan, on peut consulter son site, où l’on trouve des vidéos et des commentaires en anglais, et l’écouter sur Bandcamp, ici et .

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