Entretien avec G. Trouillard et A. Vidal: On achève bien les éleveurs

En décembre 2017, est paru chez L’échappée On achève bien les éleveurs. Ce beau livre grand format s’attaque à un sujet important, celui de l’élevage et de notre rapport à celui-ci. Il s’agit d’un recueil d’entretiens (brillamment) illustrés, classés en grands chapitres qui interrogent des domaines aussi variés que la politique agricole du 20ème siècle, les rapports historiques entre humains et animaux, l’agriculture biologique, le puçage des bêtes, l’acte de tuer un animal… Les personnes interrogées sont des universitaires, des chercheurs, des éleveurs, des militants, dont les points de vue se complètent ou se font écho.  Aux cahiers du bruit, nous avons eu envie de poser quelques questions à Aude Vidal, qui a coordonné le livre, et à Guillaume Trouillard, qui l’a illustré. Ils ont eu la gentillesse de nous répondre :

Elise pour les cahiers :  L’illustration a une grande place dans le livre. Et c’est important, car ces illustrations ne sont pas là pour remplir la page ou pour donner un côté sympa au bouquin, elles accompagnent véritablement la lecture. D’un côté, il y a les croquis des éleveurs, qui ancrent de façon quasi documentaire les discussions : on voit qu’on a affaire à des humains, à des vraies personnes, entourées d’objet familiers, des personnes qui ont leur façon de bouger, de regarder…Et de l’autre, de grandes planches qui font appel à l’imaginaire, un imaginaire historique, commun, ou à des images de l’histoire des arts (de la préhistoire à Jacques Tati), et encore à des projections de ce que l’élevage est en train de devenir (ou est déjà devenu). Et puis on retrouve aussi, comme dans Welcome publié aux Editions de la cerise, des planches qui font penser à des planches de classification (des moutons, des tracteurs, des caméras de surveillance…)

Comment se sont articulés pour vous ces différents mouvement de votre travail ? Avez-vous assisté à tous les entretiens, comme vos dessins le laissent imaginer ?

Guillaume Trouillard : Ce projet est né d’une commande de la Revue Dessinée. Après quelques discussions, je leur ai proposé un sujet sur l’obligation de puçage électronique des ovins-caprins en forme de tour de France des éleveurs récalcitrants, qui s’est élargi peu à peu à leur demande en un sujet plus général sur l’élevage. A cette étape, nous sommes effectivement allés voir les intervenants ensemble avec Aude, elle orientait les discussions pendant que je les croquais et photographiais. Je mêlais ensuite ces dessins de carnet avec d’autres types d’images : illustrations plus posées, planches de BD, planches d’inventaire à la façon de Welcome, etc. Malgré tout, le résultat pour la revue nous frustrait par certains aspects et l’idée d’en faire un livre s’est naturellement imposée. Il a donc fallu reprendre la route pour étendre les entretiens, mais là je n’ai pas pu accompagner Aude systématiquement et parfois je me suis contenté de photos qu’elle me ramenait, ou alors je m’y rendais à d’autres moments, plus opportuns pour le rendu graphique (c’est le cas par exemple avec Fabrice que je suis allé visiter pendant la période de transhumance).

Elise : Aude Vidal explique dans la préface de l’ouvrage que vous avez été très impliqué dans la naissance de ce livre. Pourquoi ce sujet vous intéresse-t-il particulièrement ? Dans Welcome dont je parlais plus haut, on peut voir la beauté du monde (et je parle aussi d’une certaine beauté des tracteurs et des bouteilles d’eau) et le côté terrifiant de la société de consommation. J’imagine que la question de la production industrielle de la viande et des difficultés rencontrées par les éleveurs pouvait faire écho à vos préoccupations ?

Guillaume : Nous nous sommes connus avec Aude il y a une quinzaine d’années à Bordeaux, au sein d’un groupe militant écologiste à tendance anti-industrielle, pour faire vite. J’ai participé par la suite à la revue qu’elle a monté, l’An 02. Ces thématiques agricoles nous sont évidemment chères (j’ai d’ailleurs un frère qui est de la partie), et après avoir entendu l’intervention de Xavier Noulhianne à la radio, un éleveur qui tient son stand à côté de chez moi et dont le propos m’a passionné, j’ai proposé à Aude de m’accompagner sur ce projet. Et puis pour être honnête, je crois aussi que j’ai une fascination pour les bergers qui remonte à l’enfance, lorsque je randonnais toutes les semaines dans les Pyrénées avec le club de mon école… Vous verriez le cayolar de Fabrice perché sur le dernier col avant l’Espagne, vous êtes le roi du monde là-haut !

Elise :  Dans ce livre, le point de vue défendu est assez intéressant. Plutôt que de se focaliser sur un débat éthique (pouvons nous ou pas tuer les animaux pour les manger, pouvons nous ou pas les faire travailler ?), la question est déplacée vers une réflexion qui ne sépare pas l’éthique d’une histoire de l’agriculture, de l’élevage et de leur transformation industrielle. Pourtant, on se demande parfois en lisant les entretiens si la position des végans ou des « libérateurs des animaux » n’est pas caricaturée. Certains végans se préoccupent, et très fortement, de la façon dont sont cultivés les aliments qui les nourrissent, de l’endroit ou ils sont cultivés, du lien direct avec les producteurs de ces légumes, et il ne leur viendrait jamais à l’idée d’avaler un quart de gramme de viande in vitro. N’aurait-il pas été intéressant de faire apparaître aussi ce point de vue dans le livre ?

Aude : Les végans et « libérateurs » ne forment pas des mouvements homogènes. Au fur et à mesure que se diffuse le refus de l’élevage, la nébuleuse est plus floue et l’adhésion repose parfois sur des malentendus : comme le dit Jocelyne Porcher, la relation avec un animal de compagnie est aussi de l’élevage, pourtant des associations comme L214 et Gaia recrutent parmi des personnes qui aiment les animaux, en élèvent à la maison et pensent les défendre. C’est donc moins notre manque de soin à définir cette sphère qui est en cause que les incohérences qui la parcourent ! Au-delà de l’activisme de camarades végans que nous pouvons croiser dans des luttes politiques (féministes, écologistes, anarchistes), nous donnons à voir l’avancée du refus de l’élevage jusque dans les lieux de décision : Gaia a multiplié les campagnes pour faire interdire la castration mécanique des porcs, effective cette année, Paul McCartney et Bill Gates, qui promeuvent le végétarisme, sont présentés comme des philanthropes ou des militants écologistes, Peta propose un million de dollars à l’équipe qui synthétisera une viande in vitro capable d’être mise sur le marché… Des associations animées entre autres par des bénévoles convergent avec des intérêts capitalistiques, au nom d’une philosophie équivoque, sur laquelle Aurélien Berlan offre dans les annexes du livre un texte éclairant. Plutôt que la question animale, qui est en vogue en ce moment dans des milieux très différents (et jusqu’à l’université où il est question d’animal studies), nous pensons que c’est le mode de production qui doit être clivant : une agriculture hors-sol, parfaitement végétale et organisée par des mouvements de capitaux à grande échelle ou une agriculture paysanne ? Après tout, les hommes et les femmes qui triment dans les usines et sous les serres, comme ceux et celles qui mangent les produits douteux de l’agro-industrie, sont aussi des animaux. Êtres humains et animaux non-humains, nous méritons tous et toutes de vivre mieux. On achève bien les éleveurs est donc consacré à l’industrialisation de l’élevage et aux résistances que cela suscite, sans oublier que beaucoup de secteurs de l’activité humaine sont concernés par la bureaucratisation, la standardisation, la concentration et au final la perte de sens.

Elise : On achève bien les éleveurs est un livre qui fait peur : à la lecture des interviews, des essais, des témoignages, on comprend toutes les pressions administratives, toutes les injonctions au contrôle ou à l’informatisation dont les éleveurs sont la cible, et on réalise le désastre de la politique agricole actuelle. Cette tendance de la société à cribler la vie de dispositifs n’est pas seulement perceptible dans le domaine de l’élevage, on l’observe partout, c’est le sens des réflexions du collectif Ecran Total par exemple. C’est une problématique qui vous interroge ?

Aude : Oui, nous sommes toutes et tous concernées. La rencontre avec Aurélien Berlan et Matthieu Amiech m’a donné l’occasion de suivre un temps Écran total et de découvrir d’autres métiers en lutte contre les écrans : assistantes sociales, enseignant·es et… libraires, comme vous, et éditeurs, comme Guillaume. Ce sont des perspectives assez accablantes mais il arrive aussi que les luttes soient joyeuses. Il y a déjà une dizaine d’années, avec Guillaume et d’autres nous étions allé·es voir le cinéaste Jean Druon présenter Alerte à Babylone, un documentaire très sombre sur les misères de la société industrielle. Il disait après le film qu’il arrivait quand même que certaines personnes viennent le voir après, très joyeuses d’avoir compris les liens qu’il nouait entre des sujets en apparence éclatés, heureuses d’emporter avec elles cette vision très sombre mais aussi très lucide. Nous espérons qu’On achève bien les éleveurs fera partie de ces œuvres éclairantes, sans rien dire du plaisir esthétique qu’offrent les dessins de Guillaume.

Elise : Le livre est paru chez l’Echappée, une maison d’édition militante qui propose à travers les livres qu’elle publie de nombreux outils de pensée pour résister au capitalisme ambiant. Quelle est l’histoire de la publication de cet ouvrage, est-ce vous qui avez contacté l’Echappée ?

Aude : C’est nous qui avons sollicité les éditions L’Échappée. J’avais déjà croisé Cédric Biagini, qui s’occupe de la collection « Action graphique », lors de rencontres militantes. Quand je lui ai proposé de reprendre notre travail pour La Revue dessinée dans un format plus ample, c’est le propos politique mais surtout le dessin de Guillaume qui l’ont convaincu. Cet intérêt pour le graphisme est une dimension importante du travail de L’Échappée.

Elise : Plusieurs questions cruciales sont développées dans l’ouvrage, mais je voulais revenir sur une thématique, celle de l’agriculture bio. Dans les articles qui servent de postface à On achève bien les éleveurs, on trouve un texte de Sebastien Delpech intitulé Notre bio n’a rien à cacher, qui explique comment la filière bio a été, dès ses débuts, complice des dispositifs de traçabilité et de contrôle qui vident de sens le travail humain et les liens entre hommes et animaux. Cette réflexion est importante car elle montre comment une réflexion soucieuse d’écologie ne peut être séparée d’une réflexion éthique, politique, militante. Était-ce un point important pour vous ?

Aude : Oui, c’est une question importante pour nos intervenant·es, qui pratiquent tou·tes l’agroécologie mais pour qui ce type d’agriculture ne doit pas être une niche marketing sur un marché capitaliste dans une société très inégalitaire. Jocelyne Porcher nous avertit de la possibilité d’élever des cochons bio qui sont de parfaits produits des organismes de sélection. Xavier Noulhianne s’inquiète des logiques de marché du bio et de l’absence de réflexion sur les prix, sur l’économie. Matthieu Amiech et Aurélien Berlan critiquent certains aspects du milieu bio, dont la manière de résoudre à peu de frais et individuellement des questions environnementales et sociales préoccupantes en mangeant sain, sûr, dûment labellisé. Nous avions aussi rencontré Sébastien Delpech mais il n’a pas été possible d’inclure l’entretien que nous avions fait avec lui. Heureusement, nous avons pu publier son article dans une section d’annexes qui recueille des textes déjà produits, parfois des textes militants : lettres ouvertes, tracts. Toutes ces interventions se rejoignent sur ce point : l’agriculture bio telle qu’elle s’est structurée, autour d’un label qui permet aux produits de voyager depuis l’autre bout de la planète en toute « traçabilité », n’est pas une solution aux problèmes que nous décrivons dans On achève bien les éleveurs.

On achève bien les éleveurs est disponible chez L’échappée, au prix de 24 euros.

Un commentaire Ajoutez le votre

  1. feltgen virginie dit :

    super intéressant !! très agréable à lire du fait du bel équilibre texte et  » images » dont certaines très percutantes …merci pour la belle réflexion …..( et vive les bergers…)

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