Nous crachons sur Hegel – Carla Lonzi

Ce livre culte du féminisme italien vient seulement d’être traduit et publié intégralement en France par Patricia Atzei et Muriel Combes, aux éditions Nous. Il comprend six textes écrits entre 1970 et 1972 par Carla Lonzi. Quand elle les publie, cette dernière a quarante ans. Après un séjour aux États-Unis où elle a découvert la portée politique des groupes de paroles non mixtes (groupe d’auto-conscience), elle est revenue en Italie, a abandonné sa carrière de critique d’art et s’est consacrée au féminisme en créant – avec d’autres femmes – le groupe Rivolta feminile et la maison d’édition qui publiera leurs écrits, Scritti di Rivolta Feminile.

Ces textes ont donc cinquante ans environ, pourtant leur intérêt n’est pas seulement historique. Ils portent en eux une vivacité et un tranchant qui nous touchent ici et maintenant. Les écrits de Carla Lonzi questionnent les institutions que sont la famille, le couple, l’hétérosexualité normative, l’identité de genre, avec autant d’acuité que les militant·es d’aujourd’hui. Au fil de ces six articles, elle interroge l’éducation sexuelle, la masculinité et ses composantes dominatrices ou guerrières, ou encore, elle revendique le plaisir féminin comme source d’affirmation de soi.

Son style lui-même donne à réfléchir, car elle écrit avec des phrases très courtes, dans un style maîtrisé, en usant de formules particulièrement efficaces et brillantes. Ces phrases sont accumulées, alternant parfois ironiquement avec des extraits d’œuvres d’auteurs célèbres (par exemple Hegel, Lenine, Freud, Reich…) pour mieux ridiculiser ou souligner le conservatisme de la position de ces « grands hommes » sur la question féministe. Cette argumentation non-académique fonctionne très bien, et on entre petit à petit dans la pensée très riche de Lonzi, en suivant enchâssements et empilement d’idées.

Pourquoi le livre s’appelle-t-il Nous crachons sur Hegel ? C’est le titre – joyeusement irrévérencieux – d’un des articles qui compose le livre. A l’époque de Lonzi, l’approche marxiste est la plus courante dans les milieux culturels et militants. Marx s’est appuyé sur Hegel et sur sa théorie du maître et de l’esclave pour construire sa critique sociale. Or Hegel, comme les marxistes, n’ont pas franchement pris en compte la place des femmes dans leurs analyses. Lonzi, fatiguée de cette rhétorique marxiste, décide de « cracher sur Hegel », et élabore un féminisme qui se détache de la volonté d’intégration des femmes dans un monde fait par et pour des hommes. Elle propose carrément autre chose : refuser l’universalisme masculin, et se donner les moyens, par l’auto-conscience, de s’affirmer comme sujet (alors que la femme est par essence objet dans une société patriarcale).

C’est pour cela qu’elle refuse la centralité de la revendication des droits. Ainsi sa position dans la lutte pour le droit à l’avortement est intéressante. Bien sûr, elle pense que les femmes doivent pouvoir faire ce qu’elles veulent de leur corps. Mais cette liberté, il est pour elle hors de propos de la réclamer à une société où ce sont les hommes qui ont le pouvoir, les hommes qui décident. Elle interroge la possibilité de la liberté sexuelle des femmes dans un monde patriarcal, un monde où la sexualité de l’homme patriarcal est perçue comme la sexualité naturelle. Et elle se pose la question : « pour le plaisir de qui suis-je tombée enceinte ? » En accordant aux femmes le droit à l’avortement, la société patriarcale n’entérine-t-elle pas sa domination sur leur sexualité ?

Toutes ces questions sont très pertinentes, et méritent toujours d’être posées, et réfléchies. On lira – et relira car la première lecture n’épuise pas ces courts textes – Carla Lonzi avec profit, elle nous donne des armes pour penser notre époque.

Conseil lecture d’Elise

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