Lugubres légumes – Les panais de la dernière pluie

Les cahiers du bruit vous propose d’entrer dans l’univers des « Lugubres légumes », une collection de textes et de recettes initialement écrits à la ferme de l’Oseraie. Prenant pour point de départ les légumes de mauvaise (voire de très mauvaise) réputation que sont les choux, navets, blettes, panais, rutabagas et topinambours, plusieurs plumes se sont échangé des façons de les raconter… et des manières de les accommoder. Cette semaine, une petite nouvelle, et la semaine prochaine, la recette qui va avec. Bon appétit !

Les panais de la dernière pluie

L’averse avait mouillé toute la lande et commençait à se changer en neige. C’était l’hiver 1924 et Archibald de Crécy arpentait la longue distance qui le menait à l’autre bout de la parcelle cadastrale. Acheté à vil prix, le terrain sur lequel il marchait depuis au moins deux heures regorgeait de belles perspectives pour le compte de la Société Française des Petits Cailloux, Sables et Granulats.

« Un jour, comme moi, tu feras carrière », lui avait déclaré son père, Adolphon de Crécy, en lui confiant justement l’administration de sa première carrière de sable. Archibald était en train de se perdre quand la nuit s’installa. Au milieu de ces hectares, il sentit le vent s’engouffrer sous la pèlerine. Le mercure chutait. Les frissons le gagnèrent. Pressé, légèrement angoissé, il se rapprocha d’un cabanon, posé là sur la lande, autour duquel il avait sans doute tourné sans y prêter attention. Le blizzard le poussa jusqu’à la porte. A travers le carreau, il put entrevoir un couple vêtu de pauvres vêtements, tassé avec deux enfants aux joues rouges, devant un poêle à bois. Alors que tout se couvrait de givre en dehors, la chaleur irradiait cette coquille de noix. Les lèvres pourtant bleuies, Archibald n’osa entrer.

Il savait qu’il faudrait faire expulser ces paysans dans une semaine ou deux, et récupérer l’entièreté du terrain, pour le compte de la Société Française des Petits Cailloux, Sables et Granulats. Ne trouvant pas en lui le courage de leur annoncer cela, ni même de quoi les déranger pour demander son chemin, Archibald serra sa pèlerine et courut dans la nuit. Dans sa hâte, il piétina le potager désordonné qui se tenait non loin, dénudant quelques panais blafards. Les légumes parurent à ses yeux trois longs poignards glacés.

C’est au matin que l’on retrouva, sous un voile de cristaux blancs, le cadavre congelé d’un homme bien habillé.

Conte et illustration par Denys Moreau

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *