La Légende du saint buveur, de Joseph Roth

(…) il est encore plus facile à un buveur public

qu’à un saint d’entrer dans la légende.

Soma Morgenstern, Fuite et fin de Joseph Roth

 

Au 18 de la rue de Tournon, dans le sixième arrondissement de Paris, se trouve le Café Tournon. À l’intérieur, on peut y voir une plaque de cuivre sur laquelle sont gravés ces mots :

Une heure c’est un lac

une journée une mer

la nuit une éternité

le réveil l’horreur de l’enfer

le lever un combat pour la clarté

Joseph Roth

Écrit en 1936 à cette table

Il ne s’agit pas d’un poème que Joseph Roth aurait écrit là mais d’un extrait d’une lettre adressée à Stefan Zweig, où il dit, en parlant de ses nuits d’exilé :

« Vous savez bien ce que signifie le temps, une heure c’est un lac, une journée une mer, la nuit une éternité, le réveil un combat pour la clarté contre un affreux cauchemar fiévreux. »

Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler avait été nommé au poste de chancelier du Reich et Joseph Roth, sans attendre l’annonce officielle, avait pris le train le matin même et quitté Berlin pour gagner Paris.

Il s’installa, avec sa compagne Andrea Manga Bell et les deux enfants de celle-ci, à l’Hôtel Foyot, situé au 33 rue de Tournon, où il avait déjà séjourné lors de précédents voyages.

Cet établissement fut d’abord un hôtel particulier qui, en 1777, avait hébergé, incognito, Joseph II d’Autriche, le frère de la reine Marie-Antoinette, venu faite une tentative pour rabibocher le couple royal français – je ne sais si sa mission aboutit. Plus tard, l’immeuble fut acheté par l’ancien cuisinier de Louis-Philippe qui ouvrit un restaurant très prisé. En 1894, une bombe fut lancée dans la salle par un anarchiste et l’anarchiste Laurent Tailhade y perdit un œil mais pas ses convictions.

C’est quasiment en face de cet hôtel que se trouvait le Café Tournon, où Joseph Roth prit l’habitude de se tenir, toujours à la même table, maintenant signalée par la plaque de cuivre, pour écrire, recevoir ses ami(e)s. Et boire. Et encore boire. De plus en plus. Avec une froide fureur autodestructrice.

Joseph Roth avait commencé à boire pendant la guerre et il a continué après, jusqu’à sa mort. Dans une lettre de 1927, il signalait, laconique : « Le foie rongé par le calvados. Sinon, ça va. » L’ivresse ne l’empêchait pas d’écrire inlassablement à sa table, intervenant de temps à autre dans la conversation de ses visiteurs, avant de reprendre le fil de son article, de son récit, de sa lettre. Son graphisme n’était même pas affecté par l’imprégnation alcoolique qui était la sienne : son écriture restait régulière, droite et un peu pointue, avec, à chaque ligne, prétendait-il, le nombre exact de caractères qui seraient utilisés par le typographe.

Lorsque la patronne, Madame Germaine Alazard, voulait limiter sa consommation, il lui envoyait parfois une supplique sous forme d’un petit poème en un français approximatif…

 

« C’est vraiment moi ; méchant, ivre, mais intelligent. » Novembre 1938.

Soma Morgenstern avait rejoint son ami à Paris et pris une soupente au même hôtel Foyot. Ils devaient se brouiller en 1934 mais se réconcilier en 1937. Les souvenirs de Morgenstern sur Roth, intitulés Fuite et fin de Joseph Roth, publiés après sa mort en 1976, ont été traduits en français aux éditions Liana Levi en 1997. Malgré les approximations dues à l’érosion des souvenirs, ce livre donne beaucoup d’indications sur la fin de vie de Joseph Roth, des vraies, des fausses, des probables, comme tout ce que l’on peut savoir sur cet homme.

En 1937, l’hôtel Foyot, qui avait bien perdu son aplomb, fut détruit, ainsi que d’autres immeubles du ce côté impair de la rue de Tournon. Les deux amis prirent finalement leurs quartiers à l’hôtel de la Poste, au dessus du café Tournon. Ainsi Joseph Roth n’avait plus à traverser la rue pour retrouver sa place.

De cette démolition, Joseph Roth tira une chronique, Trêve face à la destruction, que publia Das Neue Tage-Buch le 25 juin 1938, et qui figure dans Poème des livres disparus & autres textes, paru en 2017 aux Éditions Héros-Limite. On y trouve ce paragraphe :

« Maintenant, je suis assis face à la place vide et j’écoute les heures couler. On perd une patrie après l’autre, me dis-je. Ici, j’ai mon bâton de pèlerin près de moi. Mes pieds sont meurtris, mon cœur est fatigué, mes yeux sont secs. La misère s’est assise à ma table, elle devient toujours plus douce et plus grande, la douleur s’immobilise, elle devient puissante et bonne, la terreur s’abat et ne peut plus terrifier. Et c’est justement ça qui est désolant. »

La rue de Tournon en travaux…

 

C’est au Café Tournon qu’ont été écrits ses derniers articles, ses derniers livres. Et sa dernière nouvelle, le dernier cadeau en forme de joyau qu’il offrit à ses lecteurs, La Légende du saint buveur.

Sa genèse a elle-même fait l’objet de récits plus ou moins légendaires…

Face à la montée du national-socialisme, Joseph Roth en était venu à estimer que seule la restauration de la monarchie pouvait sauver l’Autriche. Il fréquentait donc les milieux essentiellement catholiques soutenant le retour sur le trône d’Otto de Habsbourg réfugié à Paris. Il se présentait même comme « le seul vrai serviteur de l’Empereur », et il allait voir le prétendant dans un état d’ébriété moins avancé qu’à l’ordinaire.

Parmi ses amis catholiques figuraient les deux frères Dohrn, Klaus et Joachim. Klaus était très actif, assez proche du prince Otto, Joachim était plus indolent mais vouait à Joseph Roth une admiration sans borne.

Dans ses souvenirs, Soma Morgenstern raconte que c’est Joachim – qu’il nomme Serge – qui raconta à Roth toute l’histoire du saint buveur dans la salle du Café Tournon. Au fur et à mesure, Joseph Roth aurait dicté, dans son style, le premier jet de la nouvelle à une sténotypiste du Neues Tage-Buch. Morgenstern dit revoir très précisément la scène, mais j’imagine mal Joseph Roth se contenter de faire une transcription d’une histoire qu’on lui relate.

La version que donne David Bronsen, son biographe, est sans doute plus proche de la réalité. Elle s’apparente au jeu du téléphone. Selon lui, le beau-père de Klaus aurait raconté à son gendre qu’il avait rencontré un clochard ivre mort sollicitant de sa part une aumône et qu’il lui avait promis de la lui donner à l’église après la messe – il y a dans cette promesse un signe authentifiant la charité catholique, mais on ne sait pas si le beau-père a revu son protégé après la messe. Klaus aurait raconté l’anecdote à son frère Joachim qui l’aurait racontée à Joseph Roth. Lequel dut y trouver l’idée d’un récit et proclama : « J’en ferai une histoire. Ce sera ma dernière. » Avec ou sans secrétaire, il y travailla quatre mois et ce fut effectivement sa dernière histoire.

Le récit de Joseph Roth s’éloigne d’emblée, en inversant les rôles, de l’anecdote racontée par Joachim.

Pendant qu’un « monsieur d’un certain âge » descend les escaliers menant sur les berges de la Seine, le clochard Andréas quitte en titubant son abri sous le pont. Leurs chemins se croisent et « l’homme bien habillé d’un certain âge » engage un dialogue minimal avec Andréas et lui demande d’accepter une somme d’argent convenant à ses besoins. Le mystérieux donateur les estime à deux cents francs. Mais le clochard insiste sur son honneur et sur la nécessité pour lui de pouvoir rendre cet argent. Prétendant n’avoir ni domicile ni banque, le « monsieur d’un certain âge » propose un arrangement qui motive en partie son geste :

« Je me suis converti au christianisme après avoir lu l’histoire de la petite sainte Thérèse de Lisieux. Je lui fais mes dévotions en l’église Sainte-Marie des Batignolles, où se trouve une statue à son effigie que vous verrez facilement. Quand vous aurez à nouveau ces malheureux deux cents francs et que votre conscience exigera de vous que vous vous acquittiez d’une dette aussi insignifiante, rendez-vous, je vous prie, à Sainte-Marie des Batignolles, et à la fin la messe, remettez l’argent au prêtre, en mains propres. S’il y a quelqu’un à qui vous êtes redevable, c’est elle, la petite sainte Thérèse. »

À partir de cette rencontre, Andréas va boire, se nourrir, trouver du travail, se faire gruger, revoir des connaissances. La chance – à moins que ce ne soient la providence et la grâce divine – va accompagner son chemin et, lorsqu’il sera revenu au plus bas, c’est-à-dire sous les ponts, il va de nouveau rencontrer le « monsieur d’un certain âge » qui prétend ne pas le (re)connaître et lui remet à nouveau deux cents francs afin qu’il puisse s’acquitter de sa dette. Car, à chaque tentative, des circonstances diverses ont empêché Andréas d’arriver au bon moment à Sainte-Marie des Batignolles.

Lors de sa dernière tentative, alors qu’il attend la fin de la messe au café d’en face avec un ami, vient à lui une très jeune fille « vêtue tout de bleu ciel, comme seul peut être bleu le ciel en certains jours bénis. » Elle s’appelle justement Thérèse… Et lui donne un billet de cent francs pour se débarrasser de lui.

Rejoignant son ami au comptoir, Andréas s’effondre. On le porte dans la sacristie, « car les prêtres s’y connaissent pour ce qui est de la vie et de la mort, c’est une chose du moins que croient les garçons de café, même s’ils ne sont pas croyants ». Il y pousse son dernier soupir, portant la main à la poche qui contient son argent, en disant « Mademoiselle Thérèse ! »

Et Joseph Roth conclut :

« Dieu puisse-t-il nous accorder, à nous pauvres buveurs, une mort si belle et si légère ! »

Belle et légère, simple mais un peu énigmatique, telle est la nouvelle de Joseph Roth, teintée d’une ironie pleine de tendresse pour son personnage de buveur finissant sa vie en croyant que la petite sainte Thérèse était venue jusqu’à lui dans sa robe bleue…

La mort de Joseph Roth ne fut ni belle ni légère, et la suite non plus…

Il n’avait pas encore quarante cinq ans et en paraissait soixante. Son organisme était lessivé par l’alcool qu’il continuait à absorber et il ne pouvait pratiquement plus se nourrir. Il fit deux malaises et, à la suite du second, il fut transporté à l’hôpital Necker où il mourut quelques jours plus tard, officiellement d’une double pneumonie.

Après sa mort, se posa la question de l’appartenance religieuse de Joseph Roth. Il avait beaucoup fait pour embrouiller les choses. Pauline Kulka, sa parente la plus proche présente à Paris, était une juive baptisée. Elle tenait à des obsèques catholiques, soutenant que cela correspondait aux vœux du défunt. Lequel avait tout dit et son contraire…

Comme il fut impossible de trouver la moindre preuve certifiant que Roth avait été baptisé, on décida de procéder à des obsèques catholiques « non soumises à condition », ce qui veut dire que le cercueil ne fut pas exposé dans une église et que la messe des morts ne fut pas célébrée.

(Curieusement, en 1919, Joseph Roth, au cours d’un reportage en Hongrie, avait fait établir un faux certificat de baptême par un prêtre complaisant. Cela lui avait été bien utile pour obtenir son passeport autrichien. Ce papier devait avoir disparu…)

Il fut enterré dans la « division catholique » du cimetière de Thiais. Trois groupes entouraient la tombe : les monarchistes, les communistes et les amis juifs. Le chanoine Adalbert Brenningmeyer et le vicaire Johannes Oesterreicher officièrent. Un train, passant sur un pont, couvrit la voix de ce dernier.

Il avait été convenu qu’aucun discours ne serait prononcé mais le représentant d’Otto de Habsbourg, en jetant une poignée de terre sur le cercueil, lança : « Au combattant fidèle de la monarchie, au nom de sa majesté, Otto d’Autriche. » Le journaliste Egon Erwin Kish, chef de la Garde rouge de Vienne, sortit des rangs des communistes pour lancer dans la tombe une poignée de terre et un bouquet d’œillets rouges en criant : « Au nom de tes collègues du SDS. » – le SDS était l’Association de défense des écrivains allemands. Devant cette tension très palpable, les amis juifs de Joseph Roth renoncèrent au kaddish que devait dire Joseph Gottfarstein…

La pierre tombale – en réalité du simple béton – ne comportait ni croix ni étoile de David, seulement cette inscription :

Joseph ROTH

Poète autrichien

MORT À PARIS EN EXIL

2.9.1894 – 27.5.1939

Durant la guerre, dotée d’une somme réunie par les amis de l’écrivain, madame Alazard s’attacha à entretenir la tombe et à en renouveler la concession. À partir de 1947, la légation autrichienne à Paris prit en charge les dépenses et en 1970, une vraie pierre tombale fut mise en place. La date de naissance était fautive, devenue 26.9.1894 ; cela aurait sans doute fait naître son irrésistible sourire sur le visage de Joseph Roth qui avait tant fabulé sur sa naissance…

C’est désormais corrigé.

 

La tombe de Joseph Roth au cimetière de Thiais, photographiée en mai 2014 par Robert Bober. La bouteille d’alcool est restée en place, intouchée, pendant quelques mois.

PS : Comme il m’est difficile de quitter Joseph Roth, je voudrais signaler que le dernier article qu’il a rédigé se trouve dans le recueil paru aux Éditions Héros-Limite déjà signalé. Ce texte n’a rien de tendrement ironique, son ironie est plutôt mordante, il s’intitule Le Chêne de Goethe à Buchenwald

 

Article par Guy M.

Joseph Roth, La Légende du saint buveur, traduction de Maël Renouard, Éditions Sillage, 2016.

Joseph Roth, Poème des livres disparus & autres textes, traduction de Jean-Pierre Boyer et Silke Hass, Éditions Héros-Limite, 2017.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *