Alors que nous entrons dans la pièce, il me raconte que son père fête chaque 28 octobre – le jour de son couronnement – en se collant une murge monumentale. Très tôt dans la matinée, il commence à appeler ses amis pour qu’ils le félicitent. « Tu sais quel jour on est ? » il leur demande. Lorsqu’ils lui confirment bien la date, alors il leur répond : « Alors, fais le calcul. Ca fait combien de temps que je suis le champion ? «
Antonio Cervantes, dit « Kid Pambélé », sec comme un coup de trique, ne prend pas de petit déjeuner avant l’entraînement. Sa boxe est rude, ses combats parfois parsemés de moments d’absence.
Lorsqu’il prend sa retraite, il aura défendu 25 fois son titre mondial dans la catégorie des super-légers. Aux quatre coins du monde, pour faire tomber ses adversaires du moment. Il est un héros en Colombie. Non, plutôt, et c’est toute la différence : il était un héros.
Ce livre d’Alberto Salcedo Ramos, journaliste colombien, est une enquête. Elle nous mène des rues de Carthagène, ville de résidence d’Antonio Cervantès, aux hôpitaux psychiatriques. Car Cervantès est un boxeur devenu fou. Violent, éruptif, alcoolique, toxicomane, sa vie hors des rings est une suite de débâcles. Il fait du mal à ses proches. Il disparaît des jours durant. Il frappe. Ses médecins tentent même de l’emmener loin, à Cuba, pour qu’il puisse de désacoutumer à la pire des drogues : sa propre renommée, son être légendaire. Simple anonyme, traité parmi les autres victimes d’addiction, il finira par s’échapper. Comme toujours.
Il y a deux mythes asymétriques qui cohabitent à l’intérieur du texte. Celui de l’invincibilité de Kid Pambelé sur les rings. Et celui de la folie furieuse de la vie d’après. Serpent de mer, vagabond, pauvre hère, possédé par le diable et le crack, perdu dans sa propre Colombie, mari et père violent, icône dégradée que tous les colombiens pensent avoir croisé un jour au coin d’une rue, guidé par l’intense sensualité des rues de Carthagène (« On va passer dans une rue qui sent la nèfle ! »), Antonio/Cervantès/ »Kid »/ »Pambélé » vogue et se cogne comme s’il abritait en lui toute la Nef des Fous.
Au delà du portrait fuyant de ce personnage chaotique, les figures lasses des entraîneurs et des promoteurs sont aussi une des beautés du texte. Elles nous font accéder à un monde plus large que celui des dichotomies victoire/défaite, célébrité/anonymat ou stabilité/folie. Elles nous font découvrir ce sport violemment étrange, où les carrières sont bricolées, par amour du sport, du mythe, par appât du gain, par hasards et par opportunités. Car, s’il ressent souvent sa solitude et sa singularité, le boxeur n’est pas une émanation spontanée. Un boxeur est fabriqué. Son corps est entraîné. Son régime est contrôlé. Sa vie privée est sous surveillance. On lui trouve des adversaires à sa portée, on lui fournit un sobriquet, on lui invente une filiation (« Pambélé » est le nom d’un boxeur de la génération précédente), on invente des palmarès. Un boxeur ne possède pas même la minute de repos entre deux rounds d’un combat. Il est agrippé, épongé, essuyé, on le masse, on l’insulte, on lui rentre dans la tête la stratégie à adopter, puis il est projeté à nouveau dans le combat. Seul. « On ne te laisse même pas le tabouret ».
Chronique sportive, sociale, familiale, cet ouvrage est tout cela à la fois. Et là où Alberto Ramos excelle, c’est dans le portrait à la fois respectueux et audacieux de la grande instabilité de Cervantès, qu’il a pu rencontrer. Les longues heures passées au café, l’un en face de l’autre, pour aussi anticlimactiques qu’elles soient (Antonio Cervantès ne se racontant finalement que sous les traits de « Kid Pambélé », le champion), sont parmi les plus touchantes du texte.
L’or et l’obscurité, Alberto Salcedo Ramos, Editions Marchialy, 2016
Chronique et illustrations de Denys Moreau