Les lettres de bagne d’Alexandre Jacob #2

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Première page d’une lettre d’Alexandre à Marie Jacob, inédite, non datée [mi-mai 1905]

Chère maman

Depuis deux jours je suis plongé dans les écrivailles ; j’écris des notes documentaires pour Me Justal. À le dire, ça ne semble rien d’écrire des notes, ça paraît tout simple, bien facile ; eh bien je t’assure que je ne suis pas de cet avis. Depuis deux jours j’ai tant peiné, tant transpiré que j’ai manqué me noyer dans la sueur. La peste soit des notes. Enfin je les écris tout de même ; je n’ai pas encore fini, mais je m’arrête ; je continuerai lorsque j’aurais écrit ta lettre.
Boudiou ! comme Yvonne a grandi ! Pour moi, elle est plus petite que ça ; ce doit être cet espèce de robe à la séraphin qui la fait paraître si grande. Aussi, quelle drôle d’idée tout de même de fabriquer de pareille robe…
Elle est bien grassouillette ; effet d’être demeurée si longtemps alitée, la pauvre ! Avec sa tête penchée de côté, il me semble la voir à Toulouse, lorsque nous étions à table, au moment du dessert.
— Donne-t-on des fraises à Yvonne ? me demandait Anna.
Aussitôt, elle me regardait d’un air contrit, appreandant [sic] la réponse du “méchant monsieur”. Puis, comme je lui demandais : Les aimes-tu Yvonne ?, alors sa figure s’éclairait d’un fin sourire – le même que celui de la photographie – et penchant sa petite tête, elle me répondait [rature sur répondit] : Oui… Je te crois qu’elle les aimait… et moi aussi. Je regrette Toulouse rien que pour les fraises et les asperges.
Puisque Jeanne ne connaît personne je vais l’adresser à quelqu’un qui, je l’espère, lui procurera ou lui fera parvenir un certificat pour la libération conditionnelle de Rose. Tu trouveras ce mot de recommandation dans ce même pli. Rose n’aura qu’à le faire parvenir à sa sœur.
Je ne sais pas si le temps est beau, au pays des betteraves, mais je t’assure qu’il fait un bien vilain temps au pays du vinaigre. Depuis quelques jours, c’est pire que dans les parages de La Réunion. Des cyclones ? des typhons ? Non ; pas tout à fait ; mais de forts orages. le vent – le mistral – la pluie, le tonnerre, la grêle, ont fait un joli ravage [ramage], l’autre jour. Le mistral envoyait des poignées de grésil sur les vitres de ma cellule, par ricochet j’en recevais jusque sur la table. C’est drôle, j’aime ces gros mauvais temps, ces fortes bourrasques. Ça me rappelle lorsque je naviguais.
À part ce léger mordant de la Nature la vie est d’une monotonie étouffante dans cette prison. À part le sifflet d’une locomotive de manœuvre on n’entend jamais rien. Oh ! mais ce sifflet, c’est un sifflet comme il y en a peu : il est bête, stupide, brutal, idiot et surtout énervant. Je m’étonne que la police tolère un pareil sifflet, elle qui défend tant de choses.
Je commence à comprendre pourquoi je me fatigue tant à écrire ; pour écrire une ligne il me faut tremper la plume dans l’encre au moins deux fois. Et puis, regarde un peu comme elle est belle mon encre. Elle me fait pitié, pécaïre ! elle a des pâles couleurs, elle est atteinte de chlorose. J’en parlerai au docteur.
À propos de docteur, ça me fait penser à ma démangeaison. Comme tu le sais, à Amiens, je prenais des bains sulfureux ; si ça ne me guérissait pas, du moins ça me soulageait pour un jour ou deux. Ici, quelques jours après mon arrivée je vais à la visite et j’explique mon mal.
— Comment étiez [en interligne sup] vous traité à Amiens ?
— Bains sulfureux, monsieur.
Pauvre de moi ! ce que j’avais dit là ; j’ai cru que ce brave homme avait un coup de sang.
— Bains sulfureux ! me dit-il, mais malheureux ce sont les bains sulfureux qui vous font démanger. Puis, plus calme il m’ordonna un bain simple.
Quelques heures après je prenais mon bain simple. Et comme tu dois le penser, il me produisit le même effet qu’une bouillabaisse devant les narines d’un mort. Je n’en continuais pas moins à jouer du violon en me servant de mon bras en guise d’archet. Je me grattais… je me grattais tant et tant que j’en avais l’échine en sang, toute labourée d’égratignures. En fin de compte je souffrais tant que je décide d’aller de nouveau à la visite. Après un coup d’œil, rapide comme un éclair : Bain d’amidon me dit le docteur. Bon ! me dis-je, le bain à l’eau c’était un bain simple, pour sûr que le bain à l’amidon c’est un bain composé. J’ai tâté du simple, allons tâter du composé. Hélas ! le composé avec toute sa composition ne me produisit pas plus d’effet que le simple. Aussi ça me démange toujours et je me gratte que de plus belle [sic]. À te dire vrai, je n’ose pas retourner à la visite. Il suffirait que ce brave docteur soit natif d’Orléans et imbu de chauvinisme pour qu’il m’ordonne un bain de vinaigre. J’aime mieux me gratter. Tu me vois pas dans un bain de vinaigre tout comme un cornichon. Brrrr ! rien que d’y penser j’en ai la chair de poule.
Avec tout ça, le reste du corps – à part la peau – se porte bien, très bien même. Ça marche sur des roulettes.
Je pense qu’à la prochaine tu pourras me donner le résultat de la cassation.
Je t’embrasse bien affectueusement.
Mille baisers à Rose.

Alexandre

[commentaire au prochain billet]

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