Les lois naturelles de l’enfant

J : Le livre de Céline Alvarez (Les lois naturelles de l’enfant) parle de la matérialité des apprentissages. C’est ce qui m’a beaucoup impressionnée : la compréhension est physique. Elle explique combien le corps est engagé dans l’apprentissage, elle raconte la concentration des petits, et leurs corps tout entiers concernés par les acquisitions en cours.

Pour comprendre à mon tour les exercices, ou les ateliers qu’elle décrivait, j’ai fait l’acquisition du matériel en question.

J’ai promené mon doigt sur les cartes avec les lettres en relief, en prononçant leur son. Aaaaaaaaaa … mon doigt trace la lettre. Cccchhhhhhh … Je comprends l’association des sons et des formes, et l’importance de présenter les digrammes (les sons à deux lettres comme « ch », « ou ») de la même manière que les lettres : voilà un son, et voilà son code.

J’ai écrit avec l’alphabet mobile. Tiens, le point sur le i se place séparément … je comprends : c’est comme écrire, sans la difficulté du stylo, mais cela nécessite les mêmes gestes : d’abord le trait du i, puis le point au-dessus.

J’ai prix des fuseaux, je les ai rassemblés, j’ai compris ce qu’il se passait quand on rassemble par un élastique les cinq fuseaux à placer dans le casier numéroté 5 : l’addition de ces 5 fuseaux devient définitivement la quantité 5 une fois qu’ils sont rendus indivisibles.

Ça m’a rappelé cette discussion avec des amis : « Pour moi, il y a des jours acides, et d’autres très doux », « Pour moi, les dizaines ont des couleurs », « Pour moi, jusqu’à dix c’est une échelle, et après cent tout dégringole ».

Et je me suis vue, enfant, réciter dans l’ordre les mois de l’année et toujours en oublier un ou deux. Il aurait fallu qu’à l’époque je puisse savoir, constater combien chaque mois est important au potager, que je comprenne physiquement une année.

E : Oui, c’est un des points très intéressants développés par Céline Alvarez. Elle reprend les méthodes inventées par Maria Montessori, et ça semble bien marcher. Il est vrai que souvent, la mémoire fonctionne mieux quand le nouvel élément qu’elle doit intégrer est associé à un geste, ou même à un son, une image, un paysage. Il est certains livres dont je me souviens bien – alors que ma mémoire est plutôt défaillante de ce côté là – parce que les péripéties de l’ouvrage sont liés à différentes étapes d’un voyage. Si je déroule le récit, je déroule les paysages. L’apprentissage de la lecture par le toucher, l’ouïe et la vue, c’est un peu la même chose.

Le livre de Céline Alvarez comprend plusieurs aspects. Il y a toute une partie théorique qui est une synthèse de différentes méthodes pédagogiques inventées il y a déjà un bon bout de temps (par le docteur Jean Itard (1774-1832), son disciple Edouard Séguin (1812-1880), et surtout par Maria Montessori (1870-1952). Ces méthodes sont, selon Céline Alvarez, aujourd’hui validées par les neurosciences (elle s’appuie sur les travaux de Stanislas Dehaene). Le discours qui découle de cette validation scientifique est assez indigeste, et fortement réducteur. Ainsi, Céline Alvarez répète à chaque paragraphe que l’enfant est « cablé » pour apprendre. Le titre était d’ailleurs assez clair, puisqu’elle entend nous parler des lois naturelles de l’enfant. Maria Montessori tenait le même discours (dans son ouvrage L’enfant, certains chapitres s’appuient directement sur la biologie et ce sont bien les lois naturelles de l’enfant qu’elle cherchait elle aussi à découvrir), mais c’est un des seuls points qui m’avait paru daté dans ses écrits. Il est assez effrayant de voir que Céline Alvarez part elle aussi en quête de ce fantasme qu’est la « nature humaine ». Mais bon, on peut aussi comprendre sa position. Quelqu’un qui base une grande partie de sa pédagogie, avec raison, sur la bienveillance et l’amour, est sans doute tenu de produire un alibi scientifique, sous peine de passer pour un gentil et insignifiant hippie.

Et du coup, ce qui ressort de ce livre, ce qui est le plus intéressant, c’est le récit concret des expériences pédagogiques développées. J’ai été fascinée comme toi par la méthode d’apprentissage de la lecture, des mathématiques, de la géographie.

J : Oui, j’ai moi aussi été frappée par la recherche de justification scientifique. Cela m’a mise mal à l’aise de percevoir les tout jeunes enfants comme des petites souris de laboratoire, à travers le récit des expériences de psychologie cognitive auxquelles Céline Alvarez fait référence. S’il semble intéressant d’étudier le développement des enfants pour leur apporter les apprentissages de la manière la mieux adaptée, je l’envisagerais plutôt comme beaucoup d’observation et une grande familiarité, que comme une projection scientifique et quasi médicale.

Par exemple, j’ai été très marquée par le lien qu’elle fait entre le contrôle inhibiteur (la patience, la gestion des émotions), la mémoire de travail (la mémoire courte liée à un travail en cours), et la flexibilité cognitive (la capacité à s’adapter, détecter une erreur et la corriger). Céline Alvarez nomme cet ensemble de compétences les « compétences exécutives », et explique comment le développement des unes et des autres sont liées, et comment toutes ensemble elles permettent « d’être autonome et d’atteindre [d]es objectifs […] de manière organisée, contrôlée et planifiée ». Elle explique comment la participation des tout-petits aux tâches domestiques et leur investissement dans la vie collective leur permet de développer ces compétences. J’ai trouvé ce raisonnement pertinent et efficace. Je suis en revanche beaucoup plus méfiante en ce qui concerne les expériences et statistiques qui prouvent que les enfants qui savent patienter pour manger un chamallow lorsqu’on leur demande auront plus d’amis et moins d’addiction à 30 ans. Ce genre d’expérience me paraît aussi stupide que cruelle et c’est, comme tu le dis, le fait de penser que l’enfant est « cablé » qui permet d’envisager la vie avec une telle linéarité et un tel phénomène de cause à effet. Je pense pour ma part qu’en enseignant à un jeune enfant à être autonome et à s’investir dans son quotidien, on ne réalise pas un investissement sur l’avenir, mais on lui permet simplement de s’inscrire dans la vie.

C’est d’autant plus dommage qu’à bien d’autres moments, Céline Alvarez explique et justifie les méthodes qu’elle propose tout à fait autrement. Elle insiste beaucoup sur l’importance de la collectivité, sur les interactions sociales, la joie d’apprendre partagée, l’entraide entre les différents enfants, et c’est très plaisant de lire ses récits de la vie en classe. Ainsi elle explique aussi que le développement des compétences exécutives est intimement lié à l’apprentissage de la vie collective au sein de la classe, et que l’organisation qu’elle met en place implique justement les enfants et leur capacité à parler moins fort et à se déplacer en prenant garde aux tapis sur lesquels les autres enfants sont installés, à mémoriser une question qu’ils veulent lui poser en attendant qu’elle ait fini d’expliquer une consigne à un autre enfant, à travailler en autonomie et à se familiariser avec l’autocorrection. De ce point de vue, le livre est vivant.

E: J’ai aussi été très intéressée par l’importance qu’elle donne à l’apprentissage horizontal, j’entends par là les apprentissages que les enfants acquièrent grâce aux autres enfants de la classe. Céline Alvarez insiste sur l’importance d’avoir des classes avec des âges différents (et donc des enfants qui possèdent des compétences différentes). Cela permet aux plus grands de montrer leur savoir aux plus petits (et donc de renforcer ce savoir, car devoir expliquer quelque chose à quelqu’un implique un effort de mémoire, de clarté, de pédagogie) et donne aux plus petits une grande envie d’apprendre (tous les parents auront noté la fascination de leurs petits pour les enfants un peu plus grands). Aussi, j’imagine que cette importance donnée à l’apprentissage horizontal donne à l’enfant les moyens de comprendre qu’il peut réaliser beaucoup par lui-même, avec l’aide des autres, renforce la bienveillance et la solidarité au sein d’un groupe et libère peut-être les petits d’un rapport malsain à la hiérarchie (de qui on attend tout, savoir, punition et récompense).

Je voulais aussi ajouter que ce livre m’a beaucoup intéressée alors que je ne suis pas enseignante. Sa lecture est utile pour quiconque s’intéresse à la pédagogie, mais aussi pour les parents de jeunes enfants par exemple. En lisant certains passages, j’ai remis en question mes façons de faire avec mon petit garçon de 2 ans et demi : je me suis aperçue que je n’avais pas toujours apprécié son grand besoin d’autonomie et d’indépendance, ni toujours respecté son besoin d’ordre ou de logique (car cet ordre ou cette logique sont parfois bien différents de ce qui nous arrangerait sur le moment, et aussi parce qu’il faut aussi une grande dose de patience pour laisser son enfant « s’habiller tout seul » alors que depuis déjà un bon quart d’heure, on devrait être en route pour la crèche). Il ne s’agit évidemment pas de devenir des parents parfaits en lisant ce livre mais de mieux comprendre le fonctionnement de l’enfant et d’y repenser parfois, dans des situations du quotidien.

J : Oui, il est vrai que ce livre parle du développement de l’enfant en général autant que de la pédagogie. Si une bonne partie du livre propose des exercices ou ateliers à mettre en pratique en classe, il amène aussi beaucoup de questions ouvertes, et notamment celle, centrale, de l’autonomie de l’enfant. J’ai été marquée par un passage dans lequel Céline Alvarez explique la dépendance des tout-petits déjà aux compliments, aux récompenses, aux félicitations de la maîtresse. Je me suis posée cette question pour tous les enfants vis-à-vis de tous les adultes : comment les encourager, souligner leurs efforts et leurs progrès, tout en les laissant maîtres de leur propre contentement ? Cela nécessite certainement qu’ils sachent quoi faire de leurs nouveaux savoirs, qu’ils aient envie d’explorer plus, et qu’ils investissent ainsi leurs apprentissages en en profitant. Et, comme tu dis, c’est une attention et un temps à offrir à son (des) enfant(s) et à sa recherche d’autonomie.

Ce qui est touchant dans l’expérience de Céline Alvarez c’est que, par le biais de cet apprentissage horizontal dont tu parles, elle accepte de ne plus être la seule enseignante de la classe. C’est une posture qu’on peut certainement transposer au quotidien avec un enfant : ne plus être seul maître à bord ! et, si nous sommes les adultes et que nous détenons bien plus de savoirs et d’expériences qu’un jeune enfant, nous devons avant tout développer son envie d’apprendre pour pouvoir lui faire confiance quant à son cheminement.

Le livre de Céline Alvarez est paru aux éditions des arènes en août 2016.

Un commentaire Ajoutez le votre

  1. feltgen virginie dit :

    bien sûr très intéressant…Montessori est très à la mode en ce moment , et c’est heureux , bien qu’elle serve à des fins de marketing aujourd’hui …( j’ai vu à Nature et découvertes par exemple quantité de « choses » !!) j’aimais quant à moi, la pédagogie Freinet appliquée à mes débuts dans les classes de village…on n’en parle plus aujourd’hui….Il avait tout compris….

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