Lecture croisée : « Un arbre en mai » de Jean-Christophe Bailly et « La fin de la Société Carbonifère » Henri-Alexis Baatsch

Si j’en crois Jacques Roubaud, dans la bibliothèque idéale, plus ou moins anticipée par celle d’Aby Warburg, le livre que vous allez prendre en rayon se trouve dans le voisinage immédiat de celui dont vous avez réellement besoin. Il en va de même, parfois, dans l’exercice de la lecture : le livre que vous avez décidé de lire vous conduit à celui que, en réalité, vous auriez aimé lire… Cela vient de m’arriver.

Je m’étais promis de ne rien lire de ce qui allait sortir des tiroirs pour le cinquantenaire du mois de mai. Je suis un peu fatigué d’avoir, pendant un demi-siècle, entendu les vaines considérations des fossilisés, des repentis, des transfuges, des renégationnistes qui ont l’illusion réconfortante d’avoir écrit pour rien une page d’histoire.

Pourtant, j’ai trahi ma promesse en lisant Un arbre en mai, de Jean-Christophe Bailly, édité début janvier au Seuil, dans la collection Fiction & Cie. L’auteur avoue, avec honnêteté, avoir repris un texte interrompu dormant dans ses tiroirs depuis 2004. Il l’a à peine retouché, et ne l’a pas poursuivi. Cela, avec la métaphore de l’arbre mal planté – il n’y a plus qu’un banquier président pour avoir l’idée de planter un arbre au printemps ! –, a suffit à me mener sur les chemins de la trahison…

Et d’une certaine déception. Sauf à la fin du livre, où Jean-Christophe Bailly narre un épisode, vécu par vingt ou trente émeutiers, de la fin de la nuit dite « des barricades ».

Cependant, une note signale qu’un autre récit de cet étonnant moment figure dans La fin de la Société Carbonifère, d’Henri-Alexis Baatsch, paru en 2016 dans la même collection des éditions du Seuil.

Voilà un auteur qui ne sature pas les rayonnages des libraires et encore moins leurs tables de présentation des nouveautés incontournables. Son livre était pour moi, au fond de ma campagne, inaccessible et si j’ai fini par le trouver, c’est en utilisant des moyens inavouables.

Il me faut dire un mot de cet épisode de la nuit du 10 au 11 mai dont le récit m’a fait passer d’un livre à l’autre…

Durant cette nuit, les autorités ont lancé leurs troupes contre les barricades élevées dans un désordre peu stratégique au quartier latin. La violence des forces de l’ordre en vient à bout. Un petit groupe de barricadiers, parmi lesquels figurent Jean-Christophe Bailly et Henri-Alexis Baatsch, se retrouve coincé rue de Tournefort, avec des matraques aux deux extrémités de la rue. Un portail veut bien s’ouvrir et ils pénètrent dans une cour obscure et silencieuse. Au fond, un autre portail, ils y sonnent et on vient les accueillir. Ils sont dans l’église ou la chapelle d’un couvent – le couvent des bénédictines du Saint-Sacrement, qui n’existe plus – et c’est la Mère supérieure qui les a fait entrer, leur demandant le silence car l’office des mâtines doit commencer. Les sœurs, derrière la clôture, prennent place et chantent.

Henri-Alexis Baatsch écrit :
« Ces recluses de l’Adoration perpétuelle avaient-elles idée de se qui se passait dans les rues ? S’en souciaient-elles seulement ? Elles chantaient l’office comme elles l’avaient toujours fait depuis qu’elles avaient prononcé leurs vœux, et comme c’était mai, que la nuit finissait, on vit apparaître sur la voûte les lueurs de l’aube. »

Jean-Christophe Bailly développe :
« 
Ce n’était pas seulement la beauté d’un chant ou la justice d’une prière, c’était, comment dire cela, la soudaineté et la violence d’un droit de réserve, d’un droit de soustraction : aux élans d’une nuit dramatique, à la tension historique d’un pays qui se déchirait, les voix de ces femmes échappaient. »

Après l’office, la Mère supérieure, aidée d’une sœur tourière, soigne un blessé. Avec le jour, les CRS ou gardes mobiles se sont évaporés et les trublions peuvent sortir de leur abri hors du temps, et revenir au monde, non sans avoir serré la main de la Mère supérieure qui a tenu à prendre congé de chacun.

Plus tard, ils apprendront qu’un escadron matraqueur avait pénétré dans la cour mais avait fait demi-tour. C’était une époque où les digicodes n’existaient pas et où les forces de l’ordre ne défonçaient pas les porches d’église à la hache…

Le portail menant hors du temps existe encore rue Tournefort

 

Le livre d’Henri-Alexis Baatsch, sous-titré « mémoires », embrasse toute une époque et ne se réduit pas à ses souvenirs du mois de mai 1968.

L’expression de « Société Carbonifère » qui figure dans le titre du livre a une généalogie assez longue. En 1854, Charles Dickens situait l’action de son roman Les temps difficiles dans une ville imaginaire, Coketown, inspirée de Manchester et/ou Preston. Dans son étude La Cité à travers l’histoire de 1961 – rééditée par les éditions Agone en 2011 –, Lewis Mumford a repris cette dénomination pour désigner la cité façonnée par la révolution industrielle et cela fut tout simplement traduit par « la cité du charbon ». Enfin, Michel Ragon, citant Dickens dans L’Homme et les villes, paru en 1975, parla de « cité carbonifère ». Henri-Alexis Baatsch a repris l’adjectif pour qualifier la société tout entière, « dominée par le charbon, ses usages et son énergie », où se déroula son enfance et son adolescence – il est né en 1948 – et qui s’évanouit, en France, à la fin des années 1960 ou au début des années 1970, en jouant les prolongations ici ou là.

À peu près contemporain de l’auteur, j’ai aussi vécu la fin de cette société carbonifère au fil des années, sans véritablement en prendre conscience. Comme la plupart des enfants et des adolescents de l’époque, j’étais plongé dedans et ce n’est qu’a posteriori que nous avons pu nous en rendre compte, quand nous l’avons fait. Il faut dire que beaucoup d’autres événements, plus spectaculaires ou plus douloureux, ont fait écran durant cette période. Mais tous ceux qui ont porté un seau à charbon pour alimenter les appareils de chauffage ou les cuisinières ne l’ont pas oublié et doivent reconnaître qu’il ne l’ont plus fait depuis près d’un demi-siècle.

Le seau à charbon, toute une époque…

 

Car le charbon était alors partout, omniprésent de la mine à la cuisine, en passant par les usines, les locomotives, les centrales électriques, et même les expressions courantes – on ne parlait pas d’énergie hydroélectrique mais de « houille blanche » ! Il salissait tout ce qu’il approchait par sa poussière, ses fumées, et la ville, demeures et monuments, s’encrassait sans que l’on y prenne garde. La vie de la cité, surtout, était une vie en noir et blanc, ou plutôt en noir et gris. Certes, d’autres fumées ont pris la place de la fumée de charbon, mais la couleur a refait surface, avec cette apothéose bigarrée et exaltée des semaines de désordre et de grève générale de 1968… jusqu’à ce que le spectre du général sauveur revienne, en noir et blanc, de Baden-Baden annoncer que, de dorénavant à désormais, la fête était terminée. C’était fini, mais la couleur, ou le désir de couleur, a persisté.

Ce que nous avons oublié de ces années, Henri-Alexis Baatsch nous permet de le retrouver en faisant le récit des souvenirs d’un fils d’ouvrier de chez Renault dont les premières années ont eu pour panorama l’île Seguin, la « forteresse ouvrière » désormais démantelée, ainsi que les quartiers avoisinants sur les deux rives de la Seine.

Tout en racontant sa vie, et celle de sa famille, l’auteur parvient, de manière étonnante, à raviver des impressions, voire des émotions, chez moi, fils de paysan, dont l’horizon fut la campagne du Neubourg ou l’internat de Rouen à partir de la rentrée 1961. Et je pense que d’autres que moi, avec d’autres origines et d’autres parcours, auraient, à le lire, le même sentiment.

La presqu’île Rollet dite l’île au charbon, à Rouen, vers 1980.

 

Évidemment, Henri-Alexis Baatsch n’a pas écrit ses mémoires pour raviver la mienne. Son projet est à la fois plus personnel et plus général, et en cela parfaitement réussi.

Le cadre général qu’il fixe, celui du dépérissement progressif de la Société Carbonifère, n’est pas abordé lourdement en ayant recours à des thèses historiques, sociologiques ou économiques, mais décrit par petites touches, remarques et anecdotes significatives. Il apporte ainsi un point de vue original et du plus grand intérêt sur les fameuses « trente glorieuses » – qui ne furent ni trente ni glorieuses.

La quatrième de couverture, non signée mais sans doute de l’auteur, résume bien la manière dont ce livre est bâti :
« La mémoire d’une vie se construit de fragments visuels auxquels s’accroche encore un sentiment très intime tandis que s’évanouit la société où ils sont nés. »
Il faut ajouter que les sentiments très intimes sont évoqués en évitant les complaisances habituelles de l’autobiographie, ou pire de l’autofiction. Il s’agit plutôt d’un autoportrait, celui d’Henri-Alexis Baatsch en enfant et en jeune homme. Et il est dessiné avec une remarquable retenue même si l’on sent bien, dans la tension même qui soutient le récit, que :
« Les ombres du paysage intérieur impressionnent autant que celles qui se projettent sur les murs. »

Article par Guy M.

Jean-Christophe Bailly, Un arbre en mai, Fiction & Cie, Le Seuil, 2018.

Henri-Alexis Baatsch, La fin de la Société Carbonifère, Fiction & Cie, Le Seuil, 2016.

La photographie de la presqu’île Rollet est tirée du blog de Rémi Bourdel.

 

Un commentaire Ajoutez le votre

  1. virginie Feltgen dit :

    merci pour cet article si bien écrit …aux belles et bonnes références .

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