Pliages et dépliages

Un rentier excentrique du début du vingtième siècle qui écrivit ses livres d’une façon si bizarre que ceux-ci apparaissent encore aujourd’hui comme des ovnis. Un inventeur qui mit au point un procédé d’isolation par le vide et fit construire l’ancêtre du camping car. Un écrivain adulé par les surréalistes, qui le défendaient des huées lors des représentations théâtrales de ses oeuvres. Un drôle de type qui dilapida sa fortune et mourut dans un hôtel à Palerme, d’un suicide ou d’une overdose. Tout ça, c’est Raymond Roussel.

J’ai lu plusieurs ouvrages de cet auteur, notamment Comment j’ai écrit certains de mes livres, dans lequel il dévoile comment à partir de procédés répétitifs et automatiques, il déroule ses texte pourtant d’une complexité et d’une poésie folle. Par exemple, voici un de ses trucs  :

Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques. En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :

1° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard…

2° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard.

Dans la première, « lettres » était pris dans le sens de « signes typographiques », « blanc » dans le sens de « cube de craie » et « bandes » dans le sens de « bordures ». Dans la seconde, « lettres » était pris dans le sens de « missives », « blanc » dans le sens d’ « homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».

Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. Or c’était dans la résolution de ce problème que je puisais tous mes matériaux.

Dans le conte en question il y avait un blanc (un explorateur) qui, sous ce titre « Parmi les noirs », avait publié sous forme de lettres (missives) un livre où il était parlé des bandes (hordes) d’un pillard (roi nègre). Au début on voyait quelqu’un écrire avec un blanc (cube de craie) des lettres (signes typographiques) sur les bandes (bordures) d’un billard. Ces lettres, sous une forme cryptographique, composaient la phrase finale : « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard », et le conte tout entier reposait sur une histoire de rébus basée sur les récits épistolaires de l’explorateur.

Comprendre les rouages de l’écriture de Roussel n’enlève rien à l’ébahissement que peuvent produire ses romans. Les péripéties des naufragés qui découvrent l’empereur Talou et ses improbables numéros de gala dans Impressions d’Afrique composent une expérience de lecture tout à fait inédite. Mais c’est de  Locus Solus, publié en 1914, que je garde le souvenir le plus vif. Que d’images… C’est étonnant comme ce livre est bizarre et parfois pénible à lire. Raymond Roussel nous promène dans le parc de Canterel, savant excentrique, et déploie les curiosités renfermées par ce jardin véritablement extraordinaire. A de longues pages de descriptions, foisonnantes et précises, succèdent d’étranges pliages et dépliages, des découpes qui habilleraient aussi bien un roman gothique, un traité scientifique, un poème surréaliste, une coupure de mauvais journal, un recueil moyenâgeux ou folklorique…Les inventions à tiroirs de Roussel sont remarquables et curieuses. Par exemple, le bocal empli d’aqua micans : dans une cage en verre remplie par un liquide oxygéné inventé par le savant, évolue une danseuse aux cheveux musicaux, un chat nageur entièrement épilé, la tête desquamée de Danton, des hippocampes apprivoisés et d’autres curiosités encore, qui toutes ont évidemment une histoire. Voici un aperçu (un peu long, mais il est difficile de couper sans perdre le sens) des évolutions aquatiques de la sirène-danseuse Faustine :

Canterel avait trouvé le moyen de composer une eau dans laquelle, grâce à une oxygénation spéciale et très puissante qu’il renouvelait de temps à autre, n’importe quel être terrestre, homme ou animal, pouvait vivre complètement immergé sans interrompre ses fonctions respiratoires.
    Le maître voulut construire un immense récipient de verre, pour rendre bien visibles certaines expériences qu’il projetait touchant plusieurs partis à tirer de l’étrange liquide.
    La plus frappante particularité de l’onde en question résidait de prime abord dans son éclat prodigieux ; la moindre goutte brillait de façon aveuglante et, même dans la pénombre, étincelait d’un feu qui lui semblait propre. Soucieux de mettre en valeur ce don attrayant, Canterel adopta une forme caractéristique à multiples facettes pour l’édification de son récipient, qui, une fois terminé puis rempli de l’eau fulgurante, ressembla servilement à un diamant gigantesque. C’était sur l’endroit le plus ensoleillé de son domaine que le maître avait placé l’éblouissante cuve, dont la base étroite reposait presque à ras de terre dans un rocher factice ; dès que l’astre luisait, l’ensemble se parait d’une irradiation presque insoutenable. Certain couvercle métallique pouvait au besoin, en bouchant un orifice rond ménagé dans la partie plafonnante du joyau colossal, empêcher la pluie de se mélanger avec l’eau précieuse, qui reçut de Canterel le nom d’aqua-micans.
    Pour jouer l’indispensable rôle d’ondine, le maître, tenant à choisir une femme séduisante et gracieuse, manda par une lettre prodigue d’instructions précises la svelte Faustine, danseuse réputée pour l’harmonie et la beauté de ses attitudes.
    Arborant un maillot couleur chair et laissant tomber naturellement, comme l’exigeait son personnage, tous ses immenses et magnifiques cheveux blonds, Faustine monta sur une luxueuse et délicate échelle double en métal nickelé, installée près du grand diamant, puis pénétra dans l’onde photogène.
    Malgré les encouragements de Canterel, qui en s’immergeant lui-même avait souvent expérimenté la facile respiration sous marine que procurait l’oxygénation particulière de son eau, Faustine n’enfonça qu’avec précaution, s’agrippant des deux mains au bord surplombant de la cuve et ressortant plusieurs fois la tête avant de plonger définitivement. Enfin, divers essais, toujours plus prolongés, l’ayant pleinement rassurée, elle se laissa choir et prit pied sur le fond du récipient.
    Ses cheveux touffus ondulaient doucement avec une tendance à monter, pendant qu’elle esquissait maintes posés plastiques, embellies et facilitées par l’extrême légèreté que lui donnait la pression liquide.
    Peu à peu une riante griserie s’empara d’elle due à une trop grande absorption d’oxygène. Puis, à la longue, une résonance vague s’exhala de sa chevelure, enflant ou diminuant selon que sa tête remuait plus ou moins. L’étrange musique prit bientôt plus de corps et d’intensité ; chaque cheveu vibrait comme une corde instrumentale, et, au moindre mouvement de Faustine, l’ensemble, pareil à quelque harpe éolienne, engendrait, avec une infinie variété, de longues enfilades de sons. Les soyeux fils blonds, suivant leur longueur, émettaient des notes différentes, et le registre s’étendait sur plus de trois octaves.

Raymond Roussel alterne les descriptions très précises, comme celle-ci, à la limite de l’ennui, et les articule à des récits quasi haletants et tarabiscotés qui viennent expliquer la bizarrerie des tableaux ou des installations minutieusement exposées auparavant. C’est extraordinaire, dans le sens le plus concret du terme : on en sort l’esprit plié, replié, déplié, et l’imaginaire agrandi. Aviez-vous déjà pensé qu’une machine pouvait choisir dans un parterre herbeux des dents de toutes tailles et de toutes les couleurs (de la dent du fumeur à la dent du malade en passant par la dent de nouveau né) pour les placer minutieusement les unes contre les autres de manière à former une mosaïque représentant un guerrier endormi et le rêve qu’il est en train de faire, c’est à dire la vision d’onze jeunes gens courbés par la peur, devant une boule diaphane lancée par une colombe ? Si non, lisez Raymond Roussel.

 

Article d’Elise

Illustration de l’article : Max Ernst, Photographie de Raymond Roussel et dessin d’une des inventions littéraires de Roussel.

Les ouvrages de Raymond Roussel sont notamment édités chez Jean-Jacques Pauvert.

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