L’école au service de l’ordre social, par Juliette

L’ÉCOLE AU SERVICE DE L’ORDRE SOCIAL

« Le conservatisme pédagogique qui […] n’assigne d’autre fin au système d’enseignement que de se conserver lui-même identique à lui-même, est le meilleur allié du conservatisme social et politique »

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement.

Paru en 1970 aux Editions de Minuit.

Ce titre n’est pas provocateur, n’est pas subversif, n’est pas original. Il est, à l’inverse, malheureusement trop banal. S’il en était autrement, on peut imaginer qu’il en irait autrement également de la vie sociale que nous partageons. Nombreux sont en effet les penseurs révolutionnaires qui ont fait de l’école le lieu premier de construction d’un sujet révolutionnaire, d’apprentissage d’une vie collective harmonieuse. Je conviens avec vous qu’il eut été plus gai de vous raconter ces belles expériences et les espoirs qu’elles ouvrent pour nos enfants … ce que j’espère d’ailleurs pouvoir faire ici un jour ou l’autre.

Cependant, pour des raisons un peu techniques (presque : bien connaître les pièces de la machine que l’on voudra démonter), je vous propose d’en passer par cette étape du démontage, ceci afin de comprendre d’autant mieux les mécanismes qui font de l’école cet outil millénaire de découpage social, d’imposition culturelle, et d’asservissement reconduit des classes dominées.

La mise en système de l’école française débute au milieu du XIXème siècle, pour s’achever à la fin du XXème siècle – et, faisons cette hypothèse, être éclatée de toutes parts au début du XXIème siècle. Deux grandes vagues de « démocratisation scolaire » ont traversé cette histoire. La première, à la fin du XIXème siècle, a eu pour objet d’ouvrir les portes de l’école à une part de plus en plus nombreuse de la population – celle que l’on appelle la « démocratisation quantitative ». La seconde, se plaçant sur un plan dit « qualitatif », a eu lieu dans la seconde moitié du XXème siècle, en cherchant à conduire de plus en plus d’élèves à des niveaux de qualification élevée au sein du système scolaire.

Ces processus de démocratisation ont été menés dans l’idée d’ouvrir à tous l’accès à une formation auparavant réservée à une classe sociale privilégiée – et non dans celle de créer un système scolaire qui s’adresserait à tous ses élèves dans leurs particularités. Le caractère méritocrate de la culture scolaire, sa proximité avec la culture familiale des classes sociales les plus favorisées culturellement, et l’écart qu’elle entretient avec les cultures plus populaires et marginales, … sont autant de points qui sont au cœur des critiques adressées à l’encontre du système scolaire français, mais qui ne sont pas remis en cause dans l’école elle-même, c’est-à-dire qui ne font pas l’objet d’une mobilisation massive de ses acteurs.

Ici se construit la genèse de l’inégalité fondamentale à laquelle sont exposés les élèves qui fréquentent cette école. Pour certains, issus de classes socio-culturelles favorisées, la socialisation scolaire est aisée : elle ressemble à s’y méprendre à la façon dont la famille donne à voir et à comprendre le monde (représentations, codes, système de jugements). Pour d’autres, issus de classes populaires, la socialisation scolaire est une incursion en terrain hostile et étranger : leurs modes de socialisations familiales y sont jugés sévèrement ou avec mépris, des exigences inconnues y sont formulées, auxquelles leur culture familiale ne donne aucun moyen de répondre avec facilité.

En préservant ce système de valeurs favorable aux classes sociales les plus aisées, l’école maintient et défend une structure sociale divisée, stigmatisante et coercitive.

Cette série de courtes présentations d’ouvrages et de documents vidéos propose quelques ressources qui exposent la façon dont cet ordre social est soutenu par l’école, en s’intéressant plus particulièrement aux manifestations autant qu’aux effets des ruptures ou des continuités entre la socialisation scolaire et les différentes socialisations familiales. Ainsi, l’ouvrage de Julie Pagis et Wilfried Lignier nous permet de comprendre la façon dont le pouvoir d’imposition culturelle arbitraire de l’école (concept développé par Bourdieu et Passeron) est repris à leur compte par les élèves eux-mêmes et s’intègre à leurs propres stratégies de compréhension et de survie dans l’institution. L’étude plus spécifique du cas particulier des enfants dits précoces intellectuellement par Wilfried Lignier nous permet quant à elle de percevoir la façon dont les classes sociales favorisées développent des stratégies de valorisation et de mise en exception de leurs enfants dans l’espace scolaire, ces stratégies affectant profondément la façon d’accompagner le développement de leurs enfants. Il me semble que c’est la complexité de ces histoires institutionnelles, familiales, individuelles, et la façon dont la socialisation scolaire et les socialisations familiales s’influent, se défient et entrent en discussion qui est donnée à voir dans le film Entre les murs … nous racontant les méandres d’un système « tous perdants ».

Et alors ? Nous ne voulons plus perdre … il faut d’urgence regarder le documentaire Vincennes, l’université perdue, se souvenir des belles victoires des luttes sociales et faire les plans de nos tentatives à venir.

L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent l’ordre social. De Julie Pagis et Wilfried Lignier. Paru en 2017 aux Editions du Seuil

Tout type de socialisation « correspon[d] à des schèmes de (di)vision du monde social que les enfants sont amenés à reprendre à la première personne. »

Dans cet ouvrage, Julie Pagis et Wilfried Lignier cherchent à mettre en avant le processus par lequel les enfants recyclent les injonctions scolaires et domestiques pour juger le monde dans lequel ils évoluent. En enquêtant dans des écoles primaires, ils s’intéressent au classement social et symbolique que les enfants font de différents métiers, à leur jugement de leurs propres camarades, et enfin à leur appréciation de la politique. Les auteurs mettent en avant le fait que les jeunes enquêtés, lorsqu’ils répondent aux questions qui leurs sont posées, ne font pas qu’exprimer une inimitié, opinion, etc. mais expriment plutôt une légitimation de leur propos, selon l’idée qu’ils se font de ce qui est dicible et soutenable publiquement. C’est d’après leur socialisation familiale et leur position symbolique dans l’école (qui en découle) qu’ils peuvent mobiliser certaines représentations sociales et certains registres de légitimation.

On voit ici que les « catégories scolaires de jugement […] déterminent largement l’horizon du pensable », dans la mesure où la culture scolaire se présente comme étant à la fois universelle et éclairée. De ce fait, elle détermine la valeur et la légitimité des éléments culturels, et entretient une inégalité sociale : les enfants des milieux culturels favorisés voient leur système de valeurs familial conforté par le système de valeurs scolaire – tandis que les enfants de culture populaire, reprenant à leur compte les jugements qui sont mis à leur disposition, mobilisent à l’égard des autres et d’eux-mêmes les schèmes de dépréciation légitimes d’après lesquels ils sont déconsidérés. De plus, la capacité à exprimer son point de vue et à l’argumenter c’est-à-dire à s’approprier un jugement, tout en étant valorisé.e par le système scolaire, dépend de transmissions symboliques qui sont l’apanage de la socialisation familiale des milieux privilégiés. Par la transmission d’un système de jugement conforme à celui des familles privilégiées, l’école reproduit donc l’exclusion des populations les plus marginales, en les privant de représentations au sein desquelles ces dernières seraient valorisées.

La petite noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfants surdoués. De Wilfried Lignier. Paru en 2012 aux Editions La découverte.

« La précocité intellectuelle, en tant qu’attestation socialement légitime de pratiques et d’enjeux éducatifs, est notamment solidaire d’un pouvoir sur l’institution scolaire, permettant d’obtenir d’elle des aménagements et des moyens supplémentaires […], en vue de la reproduction d’une manière spécifique de vivre l’enfance. »

Dans cet ouvrage, Wilfried Lignier revient sur l’histoire du travail de légitimation du statut d’« enfant précoce intellectuellement » par des militants issus des classes moyennes supérieures. Ceux-ci ont fait jouer leurs divers capitaux (symbolique, culturel, économique) pour parvenir à la reconnaissance étatique de cette catégorie, notamment par le Ministère de l’Education Nationale – qui sollicite aujourd’hui des aménagements spécifiques pour ces enfants dits surdoués. Il s’intéresse au recrutement social marqué du côté des classes moyennes supérieures des familles qui ont recours à ce diagnostic d’intelligence précoce, et au pouvoir éducatif que cette reconnaissance médico-psychologique leur donne.

Ce cas particulier permet de mettre à jour la façon dont les familles les plus favorisées culturellement se donnent les moyens d’obtenir de l’institution scolaire des privilèges permettant l’aménagement de l’ordre scolaire commun à l’intelligence reconnue comme extraordinaire de leurs enfants. Ces parents, dont la culture est socialement proche de la culture scolaire, reprochent à l’école son caractère quelconque et public (soit : populaire). Ils se défient de l’école et considèrent sa légitimité insuffisante pour évaluer leurs enfants, dont ils craignent qu’ils n’exploitent pas pleinement leurs capacités intellectuelles. En elle-même, la démarche de présumer de l’intelligence supérieure de son enfant, et de chercher à le certifier par des tests, atteste d’une volonté de déployer des stratégies scolaires et de justifier des attentes singulières vis-à-vis de l’école. On voit ici combien les stratégies éducatives et les stratégies de reproduction se recoupent. Ces familles de classes moyennes détiennent de cette façon le moyen de garantir un traitement privilégié pour leurs enfants. Elles peuvent ainsi réclamer de l’institution scolaire la reconnaissance de la valeur (ou noblesse) culturelle de leur socialisation familiale. Cette catégorie psychologique leur permet d’acquérir du pouvoir sur l’école, et de s’assurer du soin accordé à la continuité entre leur culture et la socialisation scolaire – et donc de leur place dominante dans celle-ci.

Entre les murs. Un film de Laurent Cantet.

« – Eh mais Monsieur, vous croyez vraiment que je vais aller voir ma mère et lui dire : Il fallait que je sois fusse ! […] – Même ta grand-mère elle parlait pas comme ça ! […] – C’est les bourgeois ! »

Ce film (adapté du roman éponyme de Francois Bégaudeau) raconte le quotidien d’un professeur de français enseignant dans un collège de ZEP du 19ème arrondissement parisien. Les prérogatives enseignantes, le mépris de certains collègues pour le public accueilli au collège, une vision relativement étroite de ses missions par le chef d’établissement, l’impossibilité d’un encadrement scolaire familial du fait de la non-maîtrise de la langue, les attentes parentales vis-à-vis du parcours scolaire, les ressources sociales maîtrisées (ou non) par les élèves … construisent un contexte au sein duquel un conflit entre cet enseignant et l’un de ses élèves devient une situation inextricable.

A plusieurs moments de ce film, on peut percevoir combien l’absence de maîtrise des différents niveaux de langage, et de certaines formes de langage soutenu, si on peut dire qu’elle entrave la pensée (comment penser sans les mots, les constructions adéquats ?) justifie également aux yeux des élèves une hostilité à l’égard de l’institution scolaire, dont les enseignements ne leur semblent pas correspondre à leur mode vie (ce mode de vie se racontant avec son propre langage). Par ailleurs, les élèves pratiquent fréquemment une forme d’auto-dépréciation, ils.elles n’ont pas eux-mêmes confiance dans leur capacité à répondre aux normes scolaires et perçoivent donc de façon très aigüe la distance entre leur mode de socialisation familiale et amicale, et la socialisation scolaire. L’enseignant lui-même semble être pris en défaut face à l’insuffisance de l’institution scolaire, qui ne peut pas prétendre à pallier les inégalités de socialisation familiale – celle-ci supportant le poids de l’histoire, de la culture, des pratiques familiales.

Vincennes, l’université perdue. Un documentaire de Virginie Linhart. (disponible ici : https://www.youtube.com/watch?reload=9&v=rW_hMth9mw0)

Pour conclure, je vous propose de mettre en regard de ces éléments critiques l’expérience d’une université expérimentale. Ses penseur.euse.s et bâtisseur.euse.s avaient su identifier la fracture que la culture universitaire dessinait entre les jeunes gens, selon leur socialisation familiale. Ils avaient donc œuvré pour la création d’un centre universitaire où chacun.e ait sa place, quels que soient son héritage culturel et les dispositions matérielles auxquelles celui-ci le.la prédestinait.

Ce documentaire nous permet de mieux connaître l’histoire d’une expérimentation du monde universitaire, ayant eu pour point de départ le mouvement de mai 1968, et pour objectif l’ouverture de l’université à toutes les classes sociales. En effet, le mouvement de mai 1968 est marqué par la rencontre, alors improbable, entre deux jeunesses aux positions sociales bien distinctes : les jeunes étudiant.e.s, issu.e.s de milieux privilégiés (l’accès à l’université étant alors largement plus sélectif qu’aujourd’hui), et les jeunes ouvrier.ère.s, issu.e.s de milieux populaires.

L’objectif de cette université était de réduire les inégalités dues à la socialisation familiale, face à l’accès à l’université. Elle incluait donc dans son fonctionnement des mesures prenant en compte les nécessités matérielles des prolétaires (cours du soir pour les travailleur.euse.s) et des femmes (crèche au sein de l’université), ainsi que les contraintes des étudiant.e.s issu.e.s de milieux populaires (non-obligation d’avoir son Baccalauréat pour l’inscription à la faculté, aucune limite d’âge pour l’inscription). Le projet de cette université, voulant s’adresser à tou.te.s, a ainsi su se montrer sensible aux différences – pour prendre le contrepied de la formule de Bourdieu et Passeron. Ayant reconnu cette rupture culturelle, elle a cherché à fabriquer les conditions (malheureusement trop éphémères) d’une réelle démocratisation.

Juliette

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