John Berger, premier roman et correspondance avec son fils Yves

Le premier roman de John Berger, A Painter of Our Time, a eu un destin éditorial singulier. Publié en 1958, il fut retiré des rayons un mois après y avoir été placé. Et cela sous la pression très impérieuse, semble-t-il, du Congress for Cultural Freedom. Obtenir le retrait à la vente d’un livre au nom de la « liberté culturelle » est sans doute un subtil trait d’humour britannique, plus ou moins assaisonné par l’anticommunisme de la Central Intelligence Agency qui, comme cela fut révélé en 1966, avait largement contribué à lancer et financer le CCF.

Le roman de John Berger ne fut réédité qu’en 1976, et fut traduit en français par Fanchita Gonzalez Battle, aux éditions Maspero, en 1978.

Cette traduction, qui portait en couverture une photographie d’Emil Zátopek en plein effort, est évidemment devenue introuvable, ou presque, alors que la version anglaise est restée disponible chez Verso Books. Il faut donc saluer les éditions L’Atelier contemporain qui viennent de la remettre, en un beau volume relié, à la disposition des lectrices et lecteurs francophones.

À la lecture, on se demande bien ce qui a pu irriter, choquer ou scandaliser les membres du Congress dans ce roman. En fait de propagande procommuniste, on n’y trouve pas de quoi casser trois pattes à un canard, fût-il d’un anticommunisme enragé… Mais allez savoir ? L’époque était celle de la guerre froide et John Berger ne cachait pas ses sympathies marxistes – sans jamais avoir été membre du parti. Il fut peut-être simplement l’objet d’une attaque ad hominem, ce qui ne l’empêcha pas – heureusement pour nous – de continuer à œuvrer sans fondamentalement rien désavouer de ses engagements.

(Mais, en 1962, John Berger quittera la Grande-Bretagne, devenue irrespirable pour lui, afin de s’installer en France dans le petit village de Quincy.)

Un exemplaire de 1978 en vente en ligne
dans un état d’usage avancé.

Une semaine après le vernissage d’une exposition rendant enfin justice à son travail de peintre, Janos Lavin, artiste hongrois qui s’était exilé à Londres avant la deuxième guerre mondiale en raison de ses convictions communistes et de sa participation, en 1919, à l’éphémère république hongroise des conseils, laisse un mot laconique à sa femme et disparaît… Son ami John, critique d’art qui l’avait soutenu pour organiser son exposition, découvre dans l’atelier laissé en l’état un cahier d’esquisses qui ne contient pas d’esquisses mais des notes prises par Lavin au cours des dernières années, de 1952 à 1956. Ce journal est surtout écrit en hongrois et John, croyant y trouver les raisons du départ de Lavin, le fait traduire avec l’aide d’un de ses amis.

Ce sont ces notes, accompagnées des remarques explicatives de John, lorsqu’il peut en fournir, qui constituent la trame d’un roman à deux voix que l’auteur conduit avec la plus grande maîtrise, livrant un complexe « Portrait de l’artiste en émigré » – dixit John en français dans le texte.

Mais si sa condition d’exilé est très présente dans le cahier de Janos Lavin, celui-ci est avant tout un peintre de son temps. Le peintre vit son travail avec exigence et son journal livre ses avancées dans le tableau en cours, ses hésitations, ses corrections et ses satisfactions. Il réfléchit également sur les peintres du passé et – morceau d’anthologie – se querelle avec un collectionneur qui évoque ses « risques » devant une sanguine de Watteau ! Son temps, il le vit en « animal politique » qui a pris, depuis sa jeunesse, le parti du développement du socialisme. Le souvenir de son ami poète, Laszlo, l’accompagne dans cette réflexion et, quand il apprend que Laszlo, revenu en Hongrie communiste, a été arrêté et exécuté, il entre dans un douloureux questionnement…

La période où se déroule le roman parcourt quelques années décisives d’un monde en crise, de l’année précédant la mort de Staline à celle de l’écrasement par les troupes soviétiques de l’insurrection hongroise – mais Janos disparaît avant cet événement. Une lettre adressée à John un an après son départ de Londres lui annonce qu’il est en route pour son pays natal. Et, malgré ses recherches, John ne pourra savoir ce qu’il est devenu dans cette république normalisée…

Bien sûr, nous ne lisons pas ce roman comme on pouvait le lire il y a soixante ans… Mais on ne peut pas dire qu’il a vieilli ou qu’il est devenu un simple document d’époque. Il est resté un très bon livre. Il faut se faire une raison : John Berger était un très grand écrivain…

(Notons que la première biographie intellectuelle de John Berger a été publiée, en novembre 2018, par Joshua Sperling, sous le titre A Writer of Our Time : The Life and Works of John Berger.)

La réédition à L’atelier contemporain.

Si la réédition d’Un peintre de notre temps est une entreprise nécessaire et courageuse, on peut dire que la publication, toujours à L’Atelier contemporain, de À ton tour est une entreprise merveilleuse.

Ce volume rassemble des lettres échangées, entre 2015 et 2016, par John Berger et l’un de ses fils, Yves, devenu peintre et poète, demeuré à Quincy alors que John s’était installé à proximité de Paris. Il est inédit en anglais et paraît directement en français dans une traduction de la fille de John Berger, Katya Berger Andreadakis.

Yves, dans une note d’introduction, raconte qu’adolescent il jouait au ping-pong avec son père dans la grange où, plus tard, sera aménagé son atelier. À chaque changement de service, l’un ou l’autre jetait la balle à l’autre ou l’un, disant « over to you ! » – à ton tour !… Yves explique que le score ne les intéressait pas outre mesure : ce qui les poussait à jouer ensemble était de « faire de l’échange un acte de grâce ». Cela arrivait occasionnellement et par miracle.

Dans les quatre séquences de la correspondance croisée présentées dans ce volume, le miracle est là. Père et fils se renvoient la balle avec une harmonieuse élégance, d’égal à égal, sans que l’un ou l’autre ne cherche particulièrement à « marquer le point ». Leur dialogue ne date certes pas d’hier et ils échangent leurs réflexions sur les images qu’ils s’envoient avec leurs lettres. Ces images se répondent comme se répondent les lettres et permettent d’approfondir les observations de chacun. C’est un véritable bonheur de lecture que de les suivre dans cette conversation d’une si grande sensibilité et d’une si grande intelligence.

La cinquième séquence se passe de mots et donne à voir, mises en correspondance, des œuvres de John et Yves Berger, choisies probablement par Yves et par l’éditeur de L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle.

Il faut signaler et souligner le travail tout à fait remarquable de l’éditeur sur ce volume, tant pour le soin de la mise en page que pour la qualité des reproductions. Au vu de l’état de l’édition de notre temps, cela aussi participe du miracle…

Le dernier dessin est celui par John d’une souris en cage, accompagné de ce commentaire d’Yves : « Chaque fois que John attrapait une souris dans la cuisine de la maison de Quincy, il en faisait des dessins avant de prendre la voiture et d’aller libérer l’animal apeuré à quelques kilomètres. » Au bas de la feuille de dessin, on peut lire, de la main de John : « l’avenir : 10 minutes. »

Article par Guy M.

Illustration : Portraits de John par Yves et de Yves par John.

John Berger, Un peintre de notre temps, traduit par Fanchita Gonzalez Battle, réédition L’Atelier contemporain, 2019.

John et Yves Berger, À ton tour, traduit par Katya Berger Andreadakis, L’Atelier contemporain, 2019.

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