Ground Zero d’Aldo Qureshi

la flippe que je me suis tapée

quand je me suis aperçu que mes mains

se finissaient par un gros doigt unique

du même diamètre que l’avant-bras.

(…)

Pas de majuscule au départ, pas de point à l’arrivée. Les poèmes d’Aldo Qureshi se déroulent sur une simple page de 148 millimètres sur 210. Souvent on entre dans l’un d’entre eux assez brusquement. Le texte nous reçoit un peu ahuri, les cheveux collés, la trace d’oreiller en travers du visage. En quelques mots, on se sent le devoir de réaliser ce qui se passe et quelles en seront les conséquences. Les poèmes commencent ainsi :

je regrette un peu d’avoir acheté cette tronçonneuse

ou bien c’est un drone de la Caisse d’Allocations Familiales

ou encore je précise que la machine a été livrée sans mode d’emploi

Et de là, la scène se raconte ; et à la fin, on ne sait jamais très bien si ce qu’on vient de lire, on ne l’a pas un peu cauchemardé.

Confronté à ce recueil de textes comme aux autres ouvrages d’Aldo Qureshi, on sent combien la lecture peut être un processus actif. Il paraît difficile de se contenter de « recevoir » ces poèmes. Ici, la répulsion et la gène avoisinent la curiosité. Nous sommes obligés de nous demander. C’est régulièrement inconfortable. Ai-je envie ? Doit-je regarder ? Le risque est là, jamais démesuré, mais bien présent au détour de chaque vers.

Comme dans la boîte de chocolat, on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Parfois notre œil attrape un mot dégoûtant qui surnage dans la ligne du dessous, et l’on s’attend au pire, mais la scène finit par se dérouler autrement. Mais le plus généralement, les décors les plus habituels se révèlent empoisonnés, on trébuche dans un mauvais rêve et on finit par se tasser en attendant que le poème nous passe dessus comme une rame de métro. On se sent devenir cette petite tarte au sang, ce chien, ce steak, ce poisson-chat. On se découvre une autre forme, parmi le bestiaire/inventaire trouble qui irrigue le livre. On passe brièvement de lecteur.ice à un statut d’élément-organique-en-train-de-lire. C’est souvent drôle parce que brusque.

Les titres sont eux aussi dépourvus de majuscule car dépouillés de majesté : « kinder bueno », « captain igloo », « full contact », « mondial moquette ». Ils n’ont parfois pas de rapport direct avec le poème. Pour moi, qui ai tendance à les lire dans un second temps, ils sont comme la main tendue au héros tombant dans le gouffre dans les scènes à suspens. Sauf que la main est savonneuse, douteuse et qu’on est pratiquement sûr qu’en fait, ce n’est pas une main. Dans les textes d’Aldo Qureshi, tout est toujours possiblement autre.

les placards

gorgés de tristesse ont conservé leurs autocollants Panini,

mon pied vient de passer à travers le parquet du couloir,

et le propriétaire dit : c’est un logement atypique.

(…)

Ground Zero, Aldo Qureshi, Atelier de l’agneau, 2023

Denys

PS : Aldo Qureshi lit aussi magnifiquement ses poèmes. Le mieux est d’aller le voir en live mais en voici une petite collection sur sa chaîne Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=g9A58qOmm8g&ab_channel=AldoQureshi

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