Oui cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente… en essayant de dire qui est Robert Bober…
Ce fut de sa part une bien étrange idée que de naître en 1931 à Berlin, dans une famille juive. Mais, comme beaucoup, ses parents quittèrent l’Allemagne pour gagner la France en 1933. Ce qui, à terme, n’était peut-être pas une si bonne idée. Néanmoins, ils s’installèrent dans le quartier de la Butte-aux-Cailles, à Paris. Prévenue assez tôt, la famille échappa à la rafle du 16 juillet 1942, dite « rafle du Vel d’Hiv » où s’illustra brillamment une bonne partie des forces de l’ordre de l’État Français.
Muni du seul certificat d’études, Robert Bober travailla un certain temps comme tailleur, puis potier, tout en animant des colonies de vacances accueillant les enfants de déportés restés sans famille. Il devint ensuite éducateur dans les maisons où étaient hébergés ces enfants.
C’est son expérience avec les groupes d’enfants qui le mena à épauler François Truffaut lors du tournage des Quatre Cents Coups. Il s’agissait, initialement, de tenir tranquillement à l’écart du plateau la bande de gamins figurant dans le film lorsqu’ils étaient inoccupés. Cela, Robert Bober savait le faire mais il fit mieux encore. Son amour du cinéma attira l’attention et l’intérêt du réalisateur qui lui offrit de l’assister dans ses deux films suivants, Tirez sur le pianiste et Jules et Jim.
En 1967, Robert Bober entra à la télévision française où il travailla surtout avec Pierre Dumayet producteur d’une remarquable série d’émissions littéraires.
À partir de 1993, il publia quatre romans, tous aux éditions P.O.L., où, mêlant souvenirs et fiction, il rend hommage à celles et ceux qui ont dû survivre à « ce qui arriva » – je reprends l’expression qu’utilisait Paul Celan pour désigner ce que d’autres nomment Holocauste ou Shoah. Dans ces livres, apparaissent et réapparaissent des personnages qui ressemblent à ses amis Pierre Dumayet, Jean-Claude Grumberg, Paul Otchakovsky-Laurens, Georges Perec, Louba Pludermacher, André Schwarz-Bart…
Cela pourrait aussi commencer ainsi, dans un silence, en donnant à contempler, toute lecture suspendue, le portrait photographique de ce vieil homme à la barbe argentée revêtu de son châle de prière :
Il s’agit de Wolf Leib Fränkel, l’arrière-grand-père maternel de Robert Bober, né en 1853 à Przemysl, sur une frontière de l’Empire austro-hongrois, dans la province de Galicie – actuellement en Pologne –, et mort en 1929 à Vienne, au cœur dudit Empire démembré.
Cette photographie est chère au réalisateur et il la fait apparaître dans trois de ses films.
D’abord dans le premier documentaire personnel qu’il réalisa en 1967 : Cholem Aleichem, un écrivain de langue yiddish. Il en dit maintenant : « Ce film est plein de défauts mais ma fierté, c’est qu’on y a entendu pour la première fois parler yiddish à la télévision française. » Le yiddish est la « langue première » de Robert Bober, et c’était aussi celle de son arrière-grand-père…
Ensuite dans le film qu’il tourna en 1979 avec son ami Georges Perec, Récits d’Ellis Island. En 1976, lorsque les États-Unis ré-ouvrirent au public le centre d’accueil, ou plutôt de tri, des émigrants sur Ellis Island, Robert Bober apprit de sa mère que Wolf Leib Fränkel y avait été refoulé en 1900 pour cause de trachome – une affection oculaire connue pour être contagieuse. Perec lui dit « on y va » et ils y allèrent.
Enfin, en 2017, Robert Bober a consacré Vienne avant la nuit à son arrière-grand-père qui, retour d’Ellis Island, s’était installé à Vienne, dans le quartier de Leopoldstadt où la moitié des habitants étaient juifs. Il attendait que sa barbe repousse mais il resta et y reprit son travail de ferblantier, fabriquant divers objets de culte, dont des chandeliers. Robert Bober en possède deux qu’il allume chez lui les jours de fête.
Cela pourrait aussi, tout simplement, commencer par le début de Vienne avant la nuit…
Pratique peu courante au cinéma, Robert Bober a placé en exergue le préambule de La Ronde, tourné par Max Ophuls en 1950 d’après la pièce d’Arthur Schnitzler. Le « meneur de jeu », incarné par l’acteur Anton Welbrook – de son vrai nom Adolf Anton Wohlbrück – se déplace dans un décor composite, suivi par la caméra :
« Mais où sommes-nous ici ? Sur une scène… Dans un studio ? On ne sait plus… Dans une rue. Nous sommes à Vienne. En 1900 ! Changeons de costume. » Et il ajoute « 1900 : nous sommes dans le passé. J’adore le Passé. C’est tellement plus reposant que le Présent ! Et tellement plus sûr que l’Avenir ! »
Ce personnage et ce monologue ne sont pas dans la pièce, créée en 1921. Max Ophuls, qui avait précipitamment fui Berlin en 1933, les a ajoutés. Lui, il savait ce que réservait l’avenir et pouvait se permettre cette dernière phrase à l’ironie un peu amère…
De ce film qui commence alors, c’est Robert Bober qui va être le « meneur de jeu », accompagné des quelques souvenirs familiaux qui lui ont été transmis et d’une valise remplie des livres de ses écrivains d’élection, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Joseph Roth et bien d’autres…
« Je ne sais plus lequel de ces auteurs j’ai lu tout d’abord. Ni quand. Mais je sais que j’ai peut-être compris qu’en les lisant, non seulement ils m’étaient familiers, mais je retrouvais quelque chose de ce qui me relie à ma propre histoire. Alors, je n’ai plus distingué en moi le lecteur de l’arrière-petit-fils de Wolf Leib Fränkel. »
Résumer un film aussi personnel, qui est avant tout une méditation intime du réalisateur sur la mémoire et l’Histoire – avec une grande hache –, reviendrait à le trahir.
Ce que fait la bande annonce, certes, mais en montrant quelques unes des images les plus frappantes, et en faisant entendre, sur la fin, le lamento écorché de la clarinette de Yom qui improvise sur des thèmes traditionnels :
À la fin du film, Robert Bober nous amène devant la tombe de son arrière-grand-père qu’il avait vainement cherchée dans la partie ancienne du cimetière Zentralfriedhof. La tombe de Wolf Leib Fränkel se trouve dans une extension plus récente. Il découvre, écrit en hébreu au dessus de son nom :
« Que son âme soit reliée au faisceau de la vie. »
Cela pourrait s’arrêter là, mais Robert Bober tient à évoquer et à nommer les membres de sa famille dont il sait qu’ils ont disparu dans les camps de la mort. Et il ajoute :
« Que leur âme soit reliée au faisceau de la vie. »
PS1 : Un livre, également titré Vienne avant la nuit, est sorti en même temps que le film, aux éditions P.O.L. Il a le même format et la même couleur de fond de couverture que Récits d’Ellis Island, bien sûr… Il comporte le commentaire du film, des images, quelques ajouts, et une annexe que Robert Bober termine en écrivant : « Je suis grand-père. »
PS 2 : Les citations de Robert Bober sont extraites du livre Vienne avant la nuit ou de l’entretien qu’il a accordé à Serge Kaganski pour Les Inrockuptibles.
PS 3 : Carlotta Films a récemment produit une version restaurée de La Ronde de Max Ophuls. Une copie neuve en 35 mm a été projetée à la Cinémathèque en décembre 2017. La sortie en salles a eu lieu le 10 janvier.
Guy M.
Avec une pensée à la mémoire de Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur de La vie mode d’emploi, disparu le 2 janvier 2018.
Vienne avant la nuit, Les Films du Poisson, et P.O.L, 2017
Merci pour ce chaleureux et documenté article, vraiment magnifique. Je transmets à des amis !!