Monsieur Zao en grand format

Monsieur Zao en grand format

L’exposition consacrée à Zao Wou-Ki au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris se tiendra jusqu’au 6 janvier 2019, ce qui vous laisse encore un peu de temps devant vous. Il ne s’agit pas d’une rétrospective de son œuvre mais cet accrochage présente un choix des grands formats – à une exception près –, huile sur toiles ou encre sur papier, produits du milieu des années 1950 jusqu’au milieu des années 2000, période où il a abandonné la figuration.

L’exception a été placée à l’entrée de la première salle. Alors que l’œil se trouve attiré sur la gauche par le triptyque Hommage à André Malraux de 1976, il faut porter son attention à droite, où vous attend une huile sur toile, d’un format nettement plus réduit – 60×92 cm –, intitulée Hommage à Henri Michaux, datée de 1963.

Hommage à Henri Michaux – 18.01.63

 

L’amitié entre Zao Wou-Ki et Henri Michaux prit naissance en 1949, un an après l’arrivée du jeune Zao en France et elle ne se démentit jamais jusqu’à la mort de Michaux en 1984.

Dans son Autoportrait, écrit en collaboration avec sa troisième épouse, Françoise Marquet, le peintre donne quelques informations sur son étonnante rencontre avec le poète.

Au début de 1949, Zao Wou-Ki avait réalisé des lithographies dans l’atelier Desjobert, dont il avait dû entendre parler à la Grande Chaumière. Il se refusait à toute « chinoiserie » mais son habitude de l’encre de Chine l’avait conduit, pour son premier essai, à ajouter, de manière inhabituelle et plutôt déconseillée, beaucoup d’eau aux couleurs. Edmond Desjobert le lui reprocha et l’avertit que le résultat serait très probablement décevant. Pourtant le lithographe fut enthousiasmé par le tirage obtenu. Zao Wou-Ki, encouragé, persévéra et composa sept autres lithographies avec la même technique d’encrage. L’éditeur d’art Robert Godet, de passage à l’imprimerie, les voyant, dit à Zao Wou-Ki qu’il fallait les montrer à Michaux, qui devrait s’y intéresser…

Il est possible que celui-ci ait été d’une humeur de chien – je l’imagine assez bien – et, lorsque Godet lui proposa de regarder les lithos, il refusa d’abord, parce que Zao était chinois – !!! –, puis, quelques jours plus tard, il accepta d’y jeter un œil, et enfin les deux. Le lendemain, il jetait sur le papier ce qui avait captivé son regard, sous la forme de huit poèmes accompagnant les huit lithographies et ces poèmes allaient donner le texte d’un livre d’artiste intitulé Lecture par Henri Michaux de 8 lithographies de Zao Wou-Ki.

Ce livre est exposé au Musée d’Art Moderne. Il s’agit de l’exemplaire que Michaux a dédicacé à Zao :

« à mon inspirateur
le lecteur embarrassé
H. Michaux
 »

Il est présenté ouvert sur l’image d’un couple reposant sous une lune dont le halo semble démesuré, et visiteuses et visiteurs peuvent lire :

que de lait entoure l’astre mort
que de blancheur épandue dans le ciel
en bas la rencontre a eu lieu
les bras faits pour se prendre se sont pris

aujourd’hui
sans limite aujourd’hui éternel
s’accomplit
s’allongeant jusqu’au bout du monde
plus
de distance

il n’y a pas d’au delà des âmes entourées du cordon rouge

l’espace est silence
silence comme le frai abondant tombant lentement dans une eau calme

(Dans Autoportrait on trouvera une autre version de ce poème, peut-être la version primitive.)

L’avant-dernier vers est repris comme titre de l’exposition. Et c’est là un juste titre. Je vous souhaite de pouvoir parcourir ces quelques salles d’une marche lente et silencieuse, avec pauses, sans être trop incommodé(e)s par les commentateurs intempestifs qui, à mon avis, devraient être muselés à l’entrée.

Même si les toiles de cette période sont marquées par une certaine gestualité expressionniste, avec des empâtements qui, me semble-t-il, disparaîtront par la suite, il est assez vain de donner le spectacle de ces conférences gesticulantes auxquelles se livrent certains visiteurs – grâces soient rendues aux visiteuses généralement plus discrètes. Le travail de Zao Wou-Ki va bien au-delà de tout cela. Et l’un de ses premiers grands formats « abstraits » – qualificatif qu’il acceptait avec réticence – nous donne peut-être une indication de la manière dont il aurait souhaité que l’on regarde son œuvre : comme une véritable « traversée des apparences ».

Traversée des apparences, 1956, en fausses couleurs, hélas !

 

En 1956, son épouse Lalan, avec qui il était venu en France, le quitta. Il en fut profondément affecté et, dit-il, « la peinture fut [s]on refuge ». Un sombre tableau de 1957 marque cette séparation douloureuse, l’effondrement du Nous deux. On y trouve la résurgence d’idéogrammes chinois archaïques totalement inventés…

Nous deux, 1957

 

À partir de 1958, Zao Wou-Ki décida de ne plus donner de titre à ses œuvres, indiquant seulement la date où il avait estimé qu’elles étaient achevées. Il y eut quelques exceptions : les hommages à ses amis ou aux peintres qu’il admirait…, ainsi que des peintures dictées par des événements de sa vie personnelle.

Sa seconde épouse, May, mourut en 1972, à 41 ans.

On pourra voir au Musée d’Art Moderne l’image de la désolation absolue peinte par Zao Wou-Ki en 1972 :

10.09.72 – En mémoire de May

 

Un second tableau en hommage à la femme disparue manque dans cette exposition. Il est resté dans les collections du musée Fukuota, au Japon. Il reprend le titre d’un des plus beaux et des plus poignants poèmes d’Henri Michaux, Nous deux encore 1948, écrit à la mort de son épouse, Marie-Louise Termet, victime d’un accident domestique – une robe de chambre de nylon prenant feu, une fenêtre malencontreusement ouverte – qui devait succomber à ses graves brûlures. Michaux fit éditer le poème chez son ami Fourcade, puis décida de retirer tous les exemplaires de la vente, interdisant la publication jusqu’à sa mort. Sur l’envoi qu’il fit à Adrienne Monnier, il écrivait : « Quelque chose qu’on ne peut pas se pardonner de ne pas avoir mieux réalisé »… Et pourtant… On le trouve dans le volume de la Pléiade, ou sur internet

Nous deux encore, 1973

 

Après la mort de May, Zao Wou-Ki s’arrêta de peindre, voyagea, reprit l’encre de Chine qu’il avait volontairement délaissée à son arrivée en France, puis se remit à la peinture.

En 1977, il épousa Françoise Marquet, rencontrée en 1973 alors qu’elle venait de réussir le concours de conservateur de musée de la Ville de Paris.

Zao Wou-Ki atteint probablement à cette époque sa maturité et produit une peinture plus apaisée, plus fluide. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir la troisième salle de cette exposition, où l’on trouvera les hommages à Henri Matisse et à Claude Monet. Et puis, sur le mur de gauche, trois œuvres parfaites, sans autres titres que leurs dates : 01.04.81, 05.03.75-07.01.85 et 01.05.82, où s’ouvre plus qu’ailleurs l’espace du silence qui est, par-delà les apparences, un « espace du dedans ».

Dans Autoportrait, le Zao déclarait vouloir « peindre ce qui ne se voit pas, le souffle de la vie, le vent, le mouvement, la vie des formes, l’éclosion des couleurs et leur fusion ». Il est manifeste qu’il y est parvenu. Et pas seulement dans Le vent pousse la mer, que l’on peut voir dans cette même salle.

Le vent pousse la mer, 2004.

 

La dernière salle regroupe des encres sur papier de grand format, dont, présentés pour la première fois dans un musée français, les quatre panneaux composés pour un rideau de scène destiné au Grand Théâtre National de Pékin. Ce projet date de 2006.

Malgré les conseils et les encouragements de Michaux, Zao Wou-Ki s’était longtemps refusé à cette pratique trop « chinoise » à son goût. Ce que l’on découvre ici, l’équilibre entre le noir et le blanc, le plein et le vide, dépasse tout commentaire, sauf peut-être celui de Bernard Noël : « les encres de Zao Wou-Ki sont fondées sur leur propre substance et le vide : pas de projet directeur, pas de schéma de dessin, rien que le désir ou plus exactement la pensée de peindre ».

Placé à gauche de la sortie, dans cette même salle, se trouve l’un des derniers triptyques peints par Zao Wou-Ki, en 2005, qu’il a intitulé Le temple des Han : sur un fond très sobre, quasiment monochrome, des traits de fusain…

Le Temple des Han – Triptyque, 2005.

 

J’ai songé à ce poème de Tchang-Tsai, cité dans Autoportrait, évoquant la chute de la dynastie Han, qui se termine par :

Là où furent les seigneurs et les milliers de guerriers
Il n’y a plus que la poussière, les collines, les rochers.
Et je suis triste en pensant à ces mots :
Autrefois – maintenant…

PS : Les images que vous avez pu trouver ici, scannées du petit journal de l’exposition, copiées sur la liste des visuels destinés à la presse Zao Wou-Ki © ADAGP, Paris, 2018 – , captures d’écran sur le site de la Fondation Zao Wou-Ki, ne rendent malheureusement pas les nuances des couleurs dans les œuvres présentées…

Article par Guy M.

Zao Wou-Ki, L’espace est silence, exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
Zao Wou-Ki et Françoise Marquet, Autoportrait, Fayard, 1988.

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