La première fois que j’ai pu voir les travaux de Matt Kish, c’était dans l’édition française du « Canon graphique », un ouvrage en trois volumes présentant les version illustrées de différents classiques de la littérature. Le nom de Matt Kish était associé à deux grands romans : Moby Dick d’Herman Melville et Le cœur des ténèbres, de Joseph Conrad.
Ses dessins et ses peintures m’ont fait forte impression, par leur beauté brute, l’utilisation des couleurs, leur cachet un peu sauvage mais aussi parce que l’ampleur de chaque projet avait quelque chose de folle : pour ces deux chefs-d’œuvre, Matt Kish avait réalisé une illustration pour chacune des pages.
Première partie de notre entretien avec cet illustrateur hors-norme sur son travail et son amour des livres
Bonjour Matt. Je me souviens avoir lu quelque part que ton travail sur Moby Dick, tu l’avais commencé juste comme ça, pour montrer à des amis, un dessin par jour, sur un blog. Quelque chose entre un défi et une obsession. Tu n’avais pas l’intention d’être publié ? C’est vrai ?
Oui, c’est vrai pour Moby Dick. C’était vraiment la conséquence d’une obsession. Une obsession de l’art, de la littérature et du roman de Melville lui-même. Ça a été mon livre de chevet pendant beaucoup d’années.
Dans ton travail sur Moby Dick, tu utilises une grande variété de matériaux et notamment, beaucoup de feuilles de brouillons, des papiers d’imprimante. On voit même ce qui était imprimé dessus, sous ton dessin. Je t’ai toujours imaginé en train de dessiner sur ton lieu de travail, pendant que personne ne regardait. Peut-être que je me trompe ! Comment as-tu pu trouver le temps de faire autant de dessins ?
Tu n’es pas très loin du compte ! C’était un rythme épuisant. Pendant que je travaillais sur Moby Dick, j’avais une heure et demi de route pour aller au boulot. Donc, je passais trois heures dans les transports… et après, huit heures et demi à bosser et, pour finir, quelques heures, chaque nuit, à dessiner et à peindre dans mon atelier. Atelier qui était en réalité un minuscule placard. Chaque matin, je lisais une page de Moby Dick, au saut du lit. Après, je passais le trajet et le temps au travail à réfléchir comment j’allais bien pouvoir illustrer cette page. Si j’avais du temps à mon bureau, comme je travaillais comme bibliothécaire, je commençais à faire des esquisses. Mais bien souvent, je ne commençais pas avant d’être rentré chez moi, vers 19h, tous les soirs. Juste après avoir mangé, je me mettais à travailler, aussi vite que je pouvais. Les illustrations étaient toujours très brutes, instantanées. Elles étaient des réponses viscérales au roman. Je les voulais très sincères, très pures, donc j’essayais simplement de sortir l’image de mon cerveau, tout ça, très vite.
Parfois, j’ai travaillé jusqu’à l’endormissement, ensuite je m’effondrais dans le lit. Ça a duré 18 mois, je ne faisais rien d’autre que travailler, manger et dessiner. J’étais vraiment très seul à ce moment-là.
Je me rends compte maintenant que, vu tes dessins et les quelques éléments de contexte qui étaient donné dans « Le canon graphique » à propos de ton job en bibliothèque, je t’avais inconsciemment imaginé comme un personnage d’un autre roman de Melville, Bartleby : hors du monde, avec sa propre affaire, peu importe ce qui l’entoure… Mais Bartleby n’est pas, que l’on sache, un artiste. Il est juste un puissant mystère.
Bartleby me fascine ! J’ai souvent réfléchi à explorer cette histoire, en l’illustrant, aussi. J’ai une image très précise de Bartleby dans ma tête, mais j’ai toujours été réticent à démarrer à cause de l’aspect tragique de ce roman. Cet homme dirigé par ses propres préférences… mais à la fin condamné à une vie de solitude, à la prison et puis, finalement, à la mort. Il paye un prix incroyable…
Beaucoup de tes dessins sont composés de motifs répétés, certains sont très complexes : les réaliser doit procurer une expérience hors du temps. Combien de temps mets-tu à exécuter un dessin ? Est-ce que ça a une quelconque importance ?
C’est vrai qu’en dessinant, souvent, je perds la notion du temps. J’entre dans une espèce de transe, surtout avec les dessins les plus denses et les plus détaillés. Je pense très rarement au temps que ça va me prendre d’en terminer un : je crée juste ce que j’avais besoin de créer. Quand j’ai commencé Moby Dick, j’avais l’intention de faire un dessin par jour, tous les jours. Mais c’est vite devenu très souple, je pouvais en faire deux ou plus dans une soirée ou bien passer deux ou trois soirées sur la même œuvre. C’était le résultat artistique qui comptait le plus pour moi, pas vraiment le temps que j’y passais. C’était comme une mission sacrée, en quelques sortes.
Dans une précédente interview, tu décrivais le travail sur Melville comme un travail sur la variété, puisque le livre suit une histoire complexe, compliquée, avec beaucoup de digressions. Tu as dû faire près de 600 dessins différents les uns des autres. Quand tu as commencé Le cœur des ténèbres , quel était ton état d’esprit ? Le roman est bien plus court que Moby Dick… mais c’était quand même pas moins de 100 dessins à faire !
Le Cœur des ténèbres et Moby Dick ont été des expériences extrêmement différentes pour moi, par bien des aspects. Avec Moby Dick, j’ai passé chacun des 543 jours, d’affilée, avec le roman, ses personnages et son monde. Avec le temps, je me suis mis à me sentir comme un des membres d’équipage du Pequod. Ces types, c’était comme des frères pour moi. Moby Dick, c’est un livre-patchwork, il y a plein d’humour, de la violence, de l’aventure et du symbolisme. Chaque page, chaque chapitre m’amenait quelque chose de nouveau. Et faire des illustrations avec une telle variété dans le style et dans les méthodes, c’était excitant, c’était vraiment un plaisir. Ça a été difficile, même tragique, à la fin, quand j’ai dû rendre compte de la réalité visuelle de la mort de tous ces personnages. J’ai ressenti cette perte, très profondément.
Quand j’ai dû commencer Le cœur des ténèbres, je savais que ma santé mentale n’allait pas tenir une telle immersion dans le texte. Autant Moby Dick est un patchwork assez sauvage de différents styles et de différentes idées, le cœur des ténèbres est un livre très singulier. Pour moi, c’est comme le trajet d’une balle à travers une tête. Pas de déviation. Le cœur des ténèbres est un livre très sombre, très morne, très cynique, venimeux. Même si ça représentait 100 illustrations, comparé à Moby Dick qui en comptait 522, je savais que je devais me laisser de l’espace entre chacune. Le temps de souffler et de me remettre, à cause du venin distillé par le livre et par ses personnages. J’ai travaillé sur cette centaine d’illustration pendant 9 mois, presque 300 jours, pour m’empêcher d’être complètement englouti.
Oui, la première fois que j’ai eu ton Cœur des ténèbres entre les mains, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il provoque une impression de densité, de cohésion, et aussi presque de moiteur, de lourdeur, comme la jungle au sein de laquelle le narrateur s’enfonce petit à petit. Les dessins ont un ton, des couleurs très spécifiques. Est-ce que tu as consciemment travaillé cet aspect ou est-ce que c’est venu au fur et à mesure ?
Ah ! Je suis content que tu demandes ça ! Avec Le cœur des ténèbres, j’étais vraiment très conscient de vouloir créer une narration visuelle très cohérente, qui allait accompagner le texte. Pour Moby Dick, c’était, à l’instar du texte lui-même, très varié au niveau des matériaux et des styles. C’était beaucoup plus une mosaïque d’impressions, à partir du roman, plutôt qu’une représentation visuelle. Mais pour le cœur des ténèbres, j’ai eu beaucoup de temps pour concevoir la série d’illustrations, dans son intégralité, avant même de commencer à dessiner. Comme ça, j’étais capable d’organiser mon parcours, en tant qu’artiste. C’était dans mon intention d’avoir chaque image liée à l’illustration avant et après, comme ça le lecteur pourrait suivre le texte à la fois visuellement et narrativement, d’une manière très complète.
Et aussi, avec les dessins, je voulais créer ce sentiment de terreur lié à la jungle, qui se referme. La présence de la chaleur, de la nature et de toute cette végétation aux alentours. Je voulais qu’il y ait un sentiment de terreur, palpable à chacune des pages. C’est pour cela que le résultat est saturé de couleurs et si riche en détails.
Oui, je comprends. Tu t’es senti plus « illustrateur » ?
Oui, effectivement. Je crois que ce qui a joué, c’est la publication de Moby Dick, qui m’a fait réaliser que des gens pouvaient être intéressés par la manière dont je pouvais travailler sur ces grands classiques de la littérature. Je me suis rendu compte que j’avais vraiment une voix en tant qu’artiste et puis, aussi, la chance d’être capable de la partager en étant publié. En tant qu’illustrateur, on a le choix : on peut simplement montrer ce qui se passe dans la texte, mais on peut aussi essayer de transformer le texte. Je voulais transformer le cœur des ténèbres en quelque chose que les gens n’auraient même pas pu imaginer, ou entrevu dans leur tête, et qui pourrait élargir leur compréhension du texte.
Je ne sais pas si j’ai réussi, mais j’ai fait ce que je m’étais dit que je ferais. L’intégrale des illustrations est exactement telle que j’ai eu l’intention de les réaliser et, pour ça, j’étais reconnaissant.
Alors, je me posais la question : comme tes dessins et tes peintures originales ont des formats et des textures très différentes, quelle impression cela fait-il de les voir imprimés, en face du texte ? C’est bizarre de les voir dans cet objet bizarre qu’est un livre, non ?
Avec Moby Dick, l’expérience était presque divine. Je n’avais jamais imaginé que mon travail allait être consacré à l’intérieur d’un livre, donc, voir ça, c’était un rêve qui se réalisait. Toute ma vie, j’ai été un amoureux des bouquins. Et ta question est très juste … J’aime les livres pour tout ce qu’ils peuvent être. Ce sont des vecteurs d’histoires, des objets magnifiques, des musées miniatures. C’est tout ça. Alors, voir un livre qui contenait mes dessins, c’était sublime.
Et là encore, pour Le cœur des ténèbres, ça a été très différent, parce que quand j’ai commencé les dessins, je savais qu’ils allaient être publiés. Alors, je faisais en sorte de profiter au maximum de ce que le livre final allait m’offrir. J’ai voulu que les dessins soient si denses et détaillés que le lecteur allait avoir envie de toucher, de caresser la page, d’aller sentir les feuilles, les petites branches et la chaleur du soleil. Et puis voir l’objet, à la fin, ce petit bouquin, assez lourd, dense et très coloré, ça m’a donné des frissons parce qu’en démarrant le travail sur Le cœur des ténèbres, j’avais eu une vision. Et la publication du livre, c’était la concrétisation de cette vision.
J’ai toujours été frappé à quel point tu es généreux dans ton travail. Tout d’abord, tu mets tout en ligne, chaque dessin, des versions intégrales de tes séries, en haute qualité, accessible à tout le monde ! Et puis, sans doute aussi important, tu partages les étapes, parfois difficiles de ton travail, tes interrogations, tes doutes.
Oh, merci ! J’essaie vraiment d’être généreux. Ça compte beaucoup de savoir que des gens sont intéressés par mon travail et qu’ils cherchent à en savoir un peu plus sur moi, en tant qu’artiste et en tant que personne. Alors, j’ai une responsabilité, il faut que je rende la pareille. Je pense que là où un artiste réussit le plus, c’est quand son travail rencontre des personnes, et qu’il les rencontre si fortement que cela assure le partage de son œuvre et sa pérennité. Je veux que ça soit gratuit. Gratuit pour tout le monde, où qu’il soit. Et le but, c’est que ça soit partagé, qu’on en parle, qu’on le regarde… c’est un honneur pour moi.
Après avoir illustré Le cœur des ténèbres, tu racontes dans l’avant-propos de l’ouvrage, paru chez Tin House, que tout ça t’a laissé profondément changé, tu t’es senti « plus vieux », « fatigué » et « parfois même, un peu plus désespéré ». Les bons livres transforment les lecteurs. Penses-tu que la mission de créer des images pour les livres vas te transformer profondément à chaque fois ? Est-ce que tu veux que ça soit aussi intense à chaque coup ? Ou bien, est-ce qu’à l’avenir, tu vas choisir le prochain livre en sachant que sa nature va avoir une sacrée influence sur le restant de ta vie ?
Oui, Le cœur des ténèbres a été très dur pour moi. Je n’avais pas tellement idée de l’expérience que ça allait être. Même en prenant le temps de respirer entre chaque illustration, je pense que ça m’a bouleversé complètement. Le livre a pris le dessus. J’ai eu besoin de pas mal de temps et puis de l’amour de ma compagne pour me sortir des tréfonds où Le cœur des ténèbres m’a emmené. Ceci dit, je pense que les meilleurs livres ont toujours un peu ce genre d’impact intense sur leurs lecteurs. Ça peut être une joie intense, ça n’est pas obligatoirement de la noirceur ou bien de la terreur ou de la colère. Mais je veux de ces livres qu’ils remplissent totalement mon esprit, qu’ils me transforment en tant que personne. Bon, mais je pense qu’à l’avenir, je vais essayer de choisir des livres et des histoires qui ont plus d’éléments positifs. Je crois bien que Le cœur des ténèbres, c’était assez pour moi… et que je voudrais apporter un peu plus de joie et de bonheur dans le monde, plutôt que davantage de ténèbres et de colère.
-A suivre dans le prochain numéro des Cahiers du bruit !