Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus

Karl Kraus (1874 – 1936) était une figure de la Vienne du début du siècle. Rédacteur en chef pendant quarante ans d’une revue pamphlétaire et satirique, Die Fackel (le flambeau), il ne cessera de dénoncer les abus de la presse (sa bête noire), les corruptions, les hypocrisies, les petites et grandes faiblesses et les lâchetés de ses contemporains. Elias Canetti, dans la deuxième partie de son autobiographie, intitulée Le flambeau dans l’oreille, décrit l’aura que possédait cet écrivain intransigeant : sa revue était lue par tous les intellectuels de l’époque, et des centaines de personnes assistaient à ses conférences et à ses lectures. Kraus possédait une voix étonnante, qui emportait ses auditeurs, et il déclenchait les passions par sa grande puissance oratoire.
Les derniers jours de l’humanité témoigne de cette force polémique et rhétorique. Il s’agit d’une énorme pièce de théâtre que Kraus a écrit à Vienne pendant le «carnaval tragique », c’est à dire, la première guerre mondiale. Dégouté par les envolées bellicistes et patriotiques de la presse et par le comportement des Viennois devant la grande boucherie, Kraus consigne méthodiquement les attitudes de ceux qui l’entourent, les anonymes, hommes et femmes du peuple, les enfants, la foule, les personnalités, les acteurs, les journalistes surtout, les hommes de guerre, l’empereur. La pièce compte sans doute des milliers de personnages qui tous viennent donner voix à l’ensemble désolant que forme ces Derniers jours de l’humanité. Le texte est truffé d’allusions au contexte de la Vienne en guerre, et joue avec des citations authentiques, fidèlement rapportées ou cent fois déformées, comme cette phrase de l’empereur, « Rien ne m’aura été épargné », qui revient sous diverses formes dans la bouche de nombreux personnages. Un tiers de l’ouvrage environ est constitué d’extraits de journaux, que Kraus rapporte tels quels. L’ensemble est un patchwork monstrueux, qui fait vivre avec une force incroyable les voix de l’époque, de façon mi-réelle, mi-parodique. Mais ce qui est vraiment effrayant, c’est qu’on sent bien que l’exagération satirique de Kraus n’a pas été beaucoup forcée. Il suffit de jeter un œil autour de nous et dans nos journaux pour replonger dans ces Derniers jours de l’humanité.

Elias Canetti avait élaboré, notamment à partir de son expérience des conférences de Kraus, une théorie des « masques acoustiques ». Il concevait ses personnages littéraires comme des êtres qui pourraient se définir par leur identité vocale, la façon dont ils portent leur voix. Le masque, comme le personnage, c’est, selon l’étymologie, un porte-voix. Cette attention aux voix des personnages, à la forme de vie qui s’exprime par leur voix, il faut l’avoir en lisant Karl Kraus. Il s’agit en effet d’un grand vacarme de voix, de postures, de masques qui renvoient à des prises de positions, des attitudes, des choix… Mais le drame c’est que si d’un côté le masque est figé et isole les êtres, comme tout masque, de l’autre il est perméable et sujets aux modulations des effets de masse. C’est ainsi qu’on peut résumer l’analyse de Canetti : plus on se parle, moins on se comprend.
Les derniers jours de l’humanité est une pièce faite de ces masques acoustiques cruels, banalement terribles, de voix dures et déterminées. On y voit comment se forment des opinions terribles, comment elles s’organisent, se font écho, se gonflent et se nourrissent les unes et les autres. La force du livre de Karl Kraus, et c’est peut être là sa puissance critique, c’est d’avoir montré comment ces voix pouvaient constituer une harmonie, un tonalité, une ambiance. Après quelques centaines de pages, les propos choquent mais sont fluides. Dans la bouche des enfants résonnent les mots de la guerre sur un air de comptine. On peut dire des choses affreuses sur une douce mélodie et en accord, en harmonie avec beaucoup d’autres voix. Kraus met l’horreur en scène comme un concert non dissonant.
La première page des Derniers jours de l’humanité ressemble en fait à la dernière, mais il est bien de se plonger dans ce livre jusqu’au bout, pour ressentir toutes les nuances des voix que Kraus met en scène, et écouter pleinement cette symphonie insupportable et ce qu’elle nous enseigne, maintenant.

Disponible chez Agone (la version première compte environ 800 pages, mais il en existe une version plus courte, pour la scène, également éditée chez Agone).

Illustration de l’article : George Grosz

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