Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain

Jacques Roumain est une personnalité importante de la vie culturelle et politique haïtienne. Né le 4 juin 1907 à Port-au-Prince dans une famille bourgeoise (son grand-père, Tancrède Auguste, avait été président d’Haïti de 1912 à 1913), il reçut une bonne éducation durant laquelle il visita l’Europe. De retour au pays, il soutint un renouveau culturel haïtien basé sur les traditions indigènes, s’engagea dans la lutte contre l’occupation américaine et fonda en 1934 le Parti communiste haïtien. En raison de ses activités politiques, il fut emprisonné plusieurs fois et finalement contraint à l’exil par le président de l’époque Sténio Vincent. Jacques Roumain reprit la direction de l’Europe, puis des Etats Unis, et se lança dans des études d’ethnologie. Ce n’est qu’après la démission de Stenio Vincent en 1941 qu’il pourra revenir en Haïti et qu’il créera le Bureau National d’Ethnologie, dont il assurera la direction. Tout un pan de son oeuvre se compose d’essais scientifiques qui portent sur la culture indigène haïtienne. Il publiera aussi des nouvelles, des poèmes, et quelques romans, dont Gouverneurs de la rosée, qui deviendra un grand classique de la littérature haïtienne.

Ce roman raconte la lutte des paysans haïtiens aux prises avec la nature inclémente et l’exploitation des puissants et l’histoire d’amour de deux jeunes gens, Manuel et Annaïse.
Manuel revient au pays après avoir passé des années à couper la canne à sucre à Cuba. Il a fait là-bas son éducation politique et pense que les prières et les cérémonies païennes ne sont pas suffisantes pour sortir son village de la misère. La sécheresse et la sur-exploitation des ressources naturelles ainsi que la mauvaise entente des habitants du village – séparé en deux clans suite à une histoire sordide de succession – sont responsables des maux des habitants, et Manuel veut tout mettre en oeuvre pour trouver de l’eau et retrouver la solidarité paysanne qui prévalait auparavant. D’autant que celle qu’il aime, la belle Annaïse, fait partie du clan du village opposé à celui de ses propres parents.
Le fil de l’intrigue est assez classique, et on imagine rapidement le destin des personnages. C’est peut-être ce manque de surprises qui fait paradoxalement la beauté du roman. L’histoire s’apparente à un conte, à un « grand poème populaire » pour reprendre la belle expression de Jacques Stephen Alexis, un auteur haïtien qui admirait Roumain. Le lecteur vibre pour les personnages peut-être parce qu’ils ont quelque chose de déjà connu, de symbolique. Si lors de sa première parution à Port-au-Prince, après la mort de Jacques Roumain en 1944 le roman ne s’est vendu qu’à quelques exemplaires, les parutions suivantes en une vingtaine de langues – c’est l’édition française de Louis Aragon, un ami de Jacques Roumain, qui inaugure cette série de rééditions – témoignent du succès de ce roman, succès qui n’est sans doute pas étranger au caractère simple et tragique de l’intrigue. Cependant la plus grande qualité de ce livre réside dans l’écriture même de Roumain, parcourue de trouvailles poétiques et singulières.

– Hier au soir, j’étais assise là où tu me vois: le soleil était couché, la nuit noire était là, déjà il y avait un oiseau dans le bois qui criait sans arrêt; j’avais peur d’un malheur et je songeais : est-ce que je vais mourir sans revoir Manuel? C’est que je suis vieille, pitite mouin; j’ai des douleurs, le corps n’est plus bon et la tête n’est pas meilleure. Et puis la vie est si difficile – l’autre jour je disais à Bienaimé, je lui disais: Bienaimé, comment allons-nous faire? La sécheresse nous a envahi; tout dépérit: les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants. Le vent ne pousse pas les nuages, c’est un vent maudit qui traîne l’aile à ras terre comme les hirondelles et qui remue une fumée de poussière : regarde ses bourbillons sur la savane. Du levant au couchant, il n’y a pas un seul grain de pluie dans tout le ciel : alors, est-ce que le bon Dieu nous a abandonnés?
– Le bon Dieu n’a rien à voir là-dedans.
– Ne déparle pas, mon fi. Ne mets pas de sacrilèges dans ta bouche.
La vieille Délira, effrayée, se signa.
– Je ne déparle pas, maman. Il y a les affaires du ciel et il y a les affaires de la terre, ça fait deux et ce n’est pas la même chose. Le ciel, c’est le pâturage des anges; ils sont bienheureux, ils n’ont pas à prendre soin du manger de du boire. Et sûrement qu’il y a des anges nègres pour faire le gros travail de la lessive des nuages ou balayer la pluie et mettre la propreté du soleil après l’orage, pendant que les anges blancs chantent comme des rossignols toute la sainte journée ou bien soufflent dans de petites trompettes comme c’est marqué dans les images qu’on voit dans les églises.
Mais la terre, c’est une bataille jour pour jour, une bataille sans repos : défricher, planter, sarcler, arroser, jusqu’à la récolte, et alors tu vois ton champ mûr couché devant toi le matin, sous la rosée, et du dis : moi untel, gouverneur de la rosée et, l’orgueil entre dans ton cœur. Mais la terre est comme une bonne femme, à force de la maltraiter, elle se révolte : j’ai vu que vous avez déboisé les mornes. La terre est toute nue et sans protection. Ce sont les racines qui font amitié avec la terre et la retiennent : ce sont les manguiers, les bois de chênes, les acajous qui lui donnent les eaux des pluies pour sa grande soif et leur ombrage contre la chaleur de midi. C’est comme ça et pas autrement, sinon la pluie écorche la terre et le soleil l’échaude : il ne reste plus que les roches.

Tout le roman est du même tenant, et c’est un bon moment de lecture. Ce livre est actuellement disponible chez Zulma, Orphie et au Temps des cerises. Dans l’édition de Zulma, le roman est suivi de « Jacques Roumain vivant » par Jacques Stephen Alexis.

Elise

Illustration de l’article : image extraite du film Soy Cuba de Mikhail Kalatozov.

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