En s’installant dans l’atelier Falguière qui lui a été attribué à la Villa Médicis, Philippe Artières raconte qu’il a disposé sur les côtés de la table centrale les documents et objets relatifs aux chantiers envisagés durant son séjour : les photocopies des entretiens menés sur le sida par Michael Pollak et son équipe en 1985-1986, des archives familiales concernant l’un de ses ancêtre, philosophe jésuite, assassiné à Rome en 1925, un ensemble de documents sur les pratiques de réclusion à Marseille au début du XXème siècle. Sur le quatrième côté, il dépose un dossier qui n’était pas au programme. Il s’agit d’une chemise marron des années 70 portant l’inscription « Vies sauvages » d’une écriture qu’il connaît bien. Ce dossier lui aurait été remis, quand il était venu lui dire au revoir avant de partir pour Rome, par Daniel Defert, dans le vestibule de l’appartement de la rue de Vaugirard qu’il a continué d’habiter après la mort de Michel Foucault.
On comprend vite que ce dossier, totalement inconnu des bibliographies et des études portant sur Foucault puisse avoir un puissant intérêt pour un historien amateur d’archives et spécialiste du philosophe… Son livre, intitulé Dossier sauvage, se propose d’explorer cet ensemble de documents, les citant abondamment, tout en se demandant ce que Michel Foucault envisageait d’en faire, voire en se demandant si ces feuillets avaient bien été rassemblés par lui.
Au départ, les archives semblent disparates, mais rapidement apparaît que la plupart concernent bien, justement, des « vies sauvages », d’hommes qui ont choisi de se retirer de la société en allant vivre dans les bois et les forêts – « sauvage » retrouve alors pleinement son sens étymologique.
Il n’est pas indifférent que Philippe Artières ait, durant les vacances d’été de son enfance, dans une vallée vosgienne, rencontré un personnage, nommé Jean, vivant seul, qu’il ait été d’une certaine manière fasciné par lui et qu’il ait, plus tard, commencé à écrire un texte sur cet homme solitaire qui accueillait les enfants dans sa retraite et qui « veillait sur les arbres ». De cet écrit, il nous donnera de larges extraits dans la suite.
Dans le dossier remis par Daniel, deux personnages, ayant vécu à quasiment un siècle de distance, se distinguent et semblent avoir particulièrement attiré l’attention de Foucault.
Le premier est désigné comme Laurent L., dit « le solitaire des forêts de Pierrefeu », ou encore « le sauvage de Pierrefeu », dans le Var. Il bénéficia d’un premier article dans la presse en janvier 1865, dans la rubrique « Faits divers » du journal La Patrie. On y décrivait « un homme jeune, très vigoureux et apparaissant avoir vécu une éducation distinguée, [qui] avait fixé son domicile dans les forêts de Pierrefeu et de Collobrières, où il menait une existence qu’on ne saurait mieux comparer qu’à celle des coureurs des bois, si pittoresquement décrite par [James Fenimore] Cooper. » L’un de ses objectifs était de pouvoir tisser son vêtement avec ses cheveux et sa barbe qu’il recueillait ponctuellement. Cela excita une grande curiosité et comme Laurent était d’un caractère affable et doux, on se permit de lui rendre visite, de parler avec lui et même d’organiser une séance de prises de vues photographiques. Son mode de vie atypique attira vers lui médecins et aliénistes et il fit l’objet de divers articles savants et de diverses communications. Cette célébrité dura assez peu de temps et l’on ne sait pas vraiment comment Laurent L. termina sa vie. Philippe Artières dit avoir retrouvé dans Le Temps du 10 août 1867, une brève indiquant que « l’homme sauvage dont on a tant parlé, est mort, victime de l’incendie qui vient de dévorer les forêts qui avoisinent Draguignan. » Mais, il a également trouvé dans L’École et la famille, journal d’éducation,d’instruction et de récréation, à la date du 1er avril 1888, cette annonce :
« Le sauvage de Fontainebleau vient de mourir.
Tout jeune, il s’était déjà constitué « sauvage » ou, comme il disait, « homme nature », à deux lieux de Pierrefeu, dans le Var. »
L’homme aurait donc eu plusieurs vies et plusieurs morts…
Néanmoins, note Artières, l’important est que, « en quelques semaines, le Sauvage du Var avait fait son apparition dans l’Histoire ; non seulement il avait mobilisé les reporters nationaux, mais les plus plus éminents médecins se penchaient sur son cas. C’est le « beau cas » tel que Foucault les aimait. » Pourtant, il constate qu’aucun des membres du premier séminaire de Foucault au Collège de France – qui fut consacré à Pierre Rivière et à ses mémoires – n’a évoqué devant lui la personnalité de Laurent L.
Portrait de Laurent L(azaret) par Platel, photographe.
Musée Carnavalet.
Un autre personnage apparaît dans le dossier des Vies sauvages, d’abord sous les initiales TJK, dans un entretien pour un journal américain des années 1970. TJK s’est isolé dans le Montana, y ayant, avec son frère, acheté un terrain sur lequel il a construit une cabane. Il y décrit la vie qu’il mène ainsi à l’écart de tout ou presque et développe avec force détails le déroulement d’une de ses journées. Philippe Artières en vient à se demander ce que « Foucault avait pu trouver d’intéressant dans les longues déclarations de ce TJK » que l’on peut juger assez ennuyeuses. Au lieu de s’éclaircir, le mystère s’épaissit lorsque se trouve révélée la véritable identité de TJK : son nom complet est Theodore J. Kaczynski, mathématicien assez brillant, qui a démissionné en 1969 de son poste universitaire et laissé les mathématiques à leur triste sort pour s’installer dans le Montana. En recoupant les dates, Philippe Artières estime qu’elles correspondent au séjour de Foucault aux États-Unis et qu’il n’est pas impossible que ce dernier ait entendu parler de l’étonnant abandon de Kaczynski. Quoi qu’il en soit, des textes de l’ex-mathématicien figurent dans le dossier marron.
Une dernière surprise attend Arrières : Kaczynski n’est autre que le terroriste surnommé Unabomber qui a été l’objet de la plus longue et la plus coûteuse traque par le F.B.I. avant d’être démasqué et arrêté en 1996. Il y a de quoi être dérouté mais les dates prouvent qu’à moins d’être mieux renseigné que le F.B.I. Foucault ne pouvait rien savoir des correspondances explosives menées par TJK. Ce qui l’a surtout intéressé, c’est le choix de vie quasi érémitique fait par un jeune mathématicien prometteur, au nom d’une « thèse centrale » qui, selon Dominique Lecourt, dans son Humain, posthumain, de 2003, « tient en peu de mots : il y aurait une incompatibilité radicale entre technologie et liberté. Ce serait une illusion mystificatrice que de vouloir contrôler, encadrer, humaniser les développements technologiques. »
En somme, entre Laurent et TJK, s’établit un lien, celui du refus de la technique et celui du choix d’un écologisme radical – terriblement radical dans le cas de TJK !…
Theodore Kaczynski en 1967.
Le dossier se termine en revenant sur Laurent, qui semble bel et bien s’être installé à Fontainebleau. Il y a retrouvé un peu de popularité : dans le Figaro, Henri Rochefort lui adresse une longue lettre ouverte où il lui recommande notamment d’écrire ou de faire écrire ses mémoires…
Il y a, bien sûr davantage de documents divers que ceux que j’ai cités. Mais il est temps pour l’auteur de refermer la chemise marron.
Reste la question de savoir ce que Foucault comptait faire de cet ensemble d’archives. Il est évident qu’il n’en a rien fait de manière directe. Mais on peut se demander si tous ces solitaires n’ont pas frôlé d’une manière ou d’une autre les préoccupations et les réflexions de Michel Foucault – qui, au moment où il est supposé clore la chemise marron, s’engage dans ses développements sur le « souci de soi ». Philippe Artières cite un article de Judith Revel, paru dans la revue Tracée en 2009, où elle analyse aussi clairement que possible la notion de tekhnê chez Foucault :
« Au début des années quatre-vingt, le thème du souci de soi apparaît chez Foucault dans la prolongement de l’idée de gouvernementalité telle qu’il l’avait développée dès la fin des années soixante-dix, en particulier dans les cours au Collège de France. […] L’expression « souci de soi », qui est une reprise de l’epimeleia heautou que l’on rencontre en particulier dans la Premier Alcibiade de Platon, indique en réalité l’ensemble des expériences et des techniques qui élaborent le sujet et l’aident à se transformer lui-même. Dans la période hellénistique et romaine sur laquelle se concentre rapidement Foucault, le souci de soi inclut certes la maxime delphique du gnôthi seauton, mais elle ne s’y réduit pas : l’epimeleia heautou correspond davantage à un idéal éthique (faire de sa vie un objet de tekhnê, une œuvre d’art) qu’à un projet de connaissance au sens strict. L’utilisation du mot « technique » et celle du mot « art » (et plus tard du mot « production ») semblent alors équivalentes chez Foucault en ce qu’elles engagent un rapport à soi qui passe à travers des pratiques, c’est-à-dire un mode de vie, une manière de conduire sa propre existence ; et en même temps, les trois manières de dire l’extrême matérialité de ces pratiques (encore une fois : « technique », « art », « production ») impliquent toutes quelque chose qui a à voir avec l’invention. »
Après nous avoir, d’archives en citations, entraîné jusque là, Philippe Artières nous doit une ultime explication.
Il la place, comme il se doit, dans son dernier chapitre qui remplit un devoir d’honnêteté envers ses lectrices et lecteurs et d’amitié envers Daniel Defert : lui envoyer son tapuscrit à lui qu’il a pris pour complice de sa supercherie – mais est-ce bien le mot qui convient ? – en joignant une lettre où elle se révèle, pour celles et ceux qui l’auraient, malgré quelques indices semés ici ou là, suivie sans trop douter :
« J’espère que vous ne me tiendrez pas grief d’avoir fait de vous le complice de cette fiction d’archives, il ne pouvait en être autrement. En effet, seuls vous et moi savons que ce jour de printemps 2011 vous ne m’avez pas donné dans l’entrée de votre appartement de la rue de Vaugirard une chemise cartonnée et que le dossier Vies sauvages n’a jamais existé avant que je ne le constitue dans les pages de mon livre. »
Philippe Artières, Le dossier sauvage, Editions verticales, 2019.
Guy M.
Illustration : Philippe Artières revêtu d’une soutane au cours de son séjour à Rome. Il se livrait à une reconstitution de la dernière heure de son arrière-grand-oncle, Paul Gény, philosophe jésuite, assassiné à Rome le 12 octobre 1925. Cette recherche a donné lieu à deux livres, un récit : Vie et mort de Paul Gény, Le seuil, Fiction & Cie, 2013, et un photo-roman : Reconstitution : Jeux d’Histoire, Manuella Éditions, 2013, avec les photographes Noëlle Pujol et Andreas Bolm.