Le champignon de la fin du monde d’Anna Lowenhaupt Tsing

Si l’on n’a pas lu le livre d’Anna Tsing, ou si l’on n’en a pas entendu parler, la périphrase « le champignon de la fin du monde » nous renvoie bien loin en arrière à cette déflagration mortelle au dessus de la ville d’Hiroshima qui s’accompagna du développement d’un nuage fortement radioactif en forme de champignon. C’était le 6 août 1945 où s’ouvrit une nouvelle ère dans ce que certaines gens nomment « l’art de la guerre » : l’ère de la « dissuasion » et de la course aux armements permettant de tuer un maximum de civils.

Or il se trouve que le premier vivant à réapparaître dans le champ de dévastation qui avait été la ville d’Hiroshima et ses abords fut un champignon, particulièrement apprécié des japonais, le matsutake, qui sert de point de départ et de fil conducteur à l’extraordinaire livre de l’anthropologue Anna Tsing, dont il faut dire tout de suite qu’il est sous-titré Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme.

Le matsutake est un champignon du genre tricholoma dont la variété eurasienne reçut d’abord pour nom scientifique Tricholoma nauseosum… Il faut croire que le savant norvégien qui trouva cette dénomination fut un peu perturbé olfactivement par ce champignon d’aspect assez banal, à la chair blanche et fibreuse mais à l’odeur puissante. Par la suite, les scientifiques ont dû admettre que des goûts et des odeurs il ne faut pas disputer et ils ont pris la sage décision de le renommer tout simplement Tricholoma matsutake, marquant ainsi plus de respect pour les traditions culturelles et gastronomiques du Japon.

Car le matsutake est, pour les japonais, une institution très profondément ancrée dans la culture, plus encore peut-être que dans la gastronomie. Il est notamment un objet de don hautement apprécié, sortant ainsi du circuit des marchés du capitalisme après avoir été diversement collecté et commercialisé.

Il apparaît au VIIIème siècle dans la poésie japonaise, son odeur et son goût étant associés à la nostalgie des promenades automnales dans les forêts de pins au sol peu fertile exploitées pour la construction de temples et pour chauffer les maisons des paysans. Pendant très longtemps, le satoyama, ainsi que l’on nomme ce type de paysage perturbé par l’activité humaine, a été un bon producteur de champignons. Mais on peut dire que le satoyama a maintenant quasiment disparu et que le Japon ne recèle pratiquement plus de matsutakes. Des essais de culture ont été l’objet d’importantes recherches ; en vain, le champignon se dérobe même si l’on introduit dans le laboratoire son pin préféré. Une autre voie, en cours d’exploration, serait de reconstituer le satoyama.

Actuellement, on trouve des matsutakes ailleurs, dans des endroits qui semblent parfois improbables : les forêts de l’Oregon – qui ont été massacrées par l’industrie forestière étasunienne –, le Yunnan – où les paysans utilisent la forêt de manière traditionnelle –, le nord de la Finlande – où les forêts sont gérées au cordeau sur des sols très appauvris– et quelques autres lieux. Cela constitue l’horizon de la recherche d’Anna Tsing.

Le champignon de la fin du monde est le résultat d’un travail collectif et Anna Tsing a l’élégance de le dire dès le début de son livre au lieu de reléguer la liste de ses alliés essentiels dans une ou deux pages de remerciements que l’on parcourt toujours un peu rapidement. Elle annonce également, à cette occasion, que d’autres ouvrages sont en préparation sous l’égide du Matsutake Worlds Research Group. S’ils sont parus, ils n’ont pas été traduits.

Le livre d’Anna Tsing, issu d’une collaboration scientifique affichée, est néanmoins très personnel par son style et sa construction. L’incipit de son prologue l’indique très clairement :

« Que faire quand votre monde commence à s’effondrer ? Moi, je pars me promener et, si j’ai vraiment de la chance, je trouve des champignons. »

La chance est à son comble lorsque ces champignons sont des matsutakes… et Anna Tsing décrit très bien le bonheur qu’elle éprouve à en ramasser.

Une grande partie de son livre est consacrée aux collecteurs de l’Oregon. Ce sont en majorité des déclassés de la société américaine, marginaux, vétérans du Viet-Nam, émigrés d’Asie du Sud-Est, tous vivant dans cette extrême précarité qui caractérise les ruines du capitalisme. Elle étudie avec soin leur pratique de la cueillette, leur mode de vie sur place et leur manière de placer leur récolte auprès des acheteurs du bord de la route. Les champignons sont en général expédiés au Japon via le Canada. C’est sur le tarmac d’un aéroport canadien qu’ils rejoignent réellement le système marchand mondialisé, pour le quitter lorsqu’ils deviennent des cadeaux.

Elle parle plus brièvement, mais avec autant de précision, des autres lieux de collecte qu’elle a visités.

Elle se penche sur la biologie du matsutake et elle en fait un exposé savant et documenté. Le mycélium de notre champignon ne peut s’épanouir qu’en vivant en interaction avec les racines de certains arbres – en général des pins mais aussi, dans certains cas, des chênes – par échange de nutriments. Les matsutakes deviennent ainsi les éléments d’un monde construit par eux et les arbres dans les forêts dévastées par l’homme.

On peut trouver une analogie entre les ramifications du mycélium et la construction du livre d’Anna Tsing. Au lieu de faire un exposé strict, universitaire et doctoral, de ses découvertes, l’auteure suit des lignes de recherche, les laisse parfois de côté pour les reprendre ensuite, et, de même que les filaments fertiles du mycélium éclosent ce que nous appelons « champignons », apparaissent dans le texte d’Anna Tsing les concepts qu’elle juge essentiels pour penser ce monde qui se développe de manière complexe dans les forêts. Cette manière de progresser dans la réflexion peut sembler déroutante, perturbante, mais elle est surtout stimulante pour qui suit le chemin pluridisciplinaire d’Anna Tsing.

À nous de collecter sur ce sentier les outils-concepts pour penser notre monde, nous qui vivons déjà plus ou moins dans les ruines du capitalisme post-industriel.

Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, traduit par Philippe Pignarre, Les empêcheurs de penser en rond / La découverte, 2017.

Illustration : Le champignon d’Hiroshima, fièrement photographié par un membre de l’US Air Force.

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