Amazing Grace, enfin

Lors de la première investiture de Barack Obama comme président des États-Unis, le 18 janvier 2009, Aretha Franklin avait accepté de venir chanter America, et certains commentateurs avaient jugé que sa voix n’était plus que l’ombre d’elle-même. Cette voix, malgré les limitations de l’âge, faisait néanmoins encore de l’ombre à beaucoup d’autres…

À sa mort, les gazettes remirent en avant et en ligne son apparition au Kennedy Center, en décembre 2015, pour l’attribution des Honors de cette institution, en présence du couple présidentiel. Elle entre sur scène dans un somptueux manteau de fourrure, s’installe au piano, y plaque quelques accords et commence à chanter (You Make Me Feel Like) A Natural Woman – en hommage à Carole King, qui en fut coauteure et était honorée ce jour-là. L’image montre Barack Obama essuyer rapidement ce qui peut être une larme au coin de son œil gauche. Carole King, dans la tribune des personnalités, placée entre Michelle Obama et George Lucas, s’abandonne à une spectaculaire et réjouissante démonstration d’émotions diverses entre stupéfaction et exaltation. Elle pleure, elle rit, elle chante, et surtout elle est éperdue de bonheur. La chanteuse décroche son micro, se lève, vient se placer derrière le piano, continue de chanter, puis elle se débarrasse de sa fourrure qui tombe au sol. Avant même qu’elle ait terminé, toute la salle se lève pour lui adresser une ovation debout comme on en voit rarement… Personne n’a parlé alors des insuffisances de sa voix.

Mais ce n’est pas pour avoir arraché une larme au président Barack Obama qu’Aretha Franklin fut une grande artiste – on admettra seulement qu’à cause de cette larme, ce président fut moins minable que bon nombre de ses prédécesseurs et successeur(s).

La carrière d’Aretha Franklin comporta de nombreux concerts, de nombreux enregistrements et fut largement récompensée – dix-huit Grammy Awards ! Cependant, s’il me faut retenir un titre de gloire, ce sera sa reprise, en 1967, de Respect, la chanson ordinairement sexiste d’Otis Redding – l’histoire d’un mec qui demande à sa femme simplement du respect lorsqu’il rentre du boulot –, la transformant en un « manifeste politique et féministe », dixit Le monde avec AFP le 16 août 2018. Dans cette version, c’est bien sûr la femme qui parle, et quelques modifications du texte ont été nécessaires, mais cette femme chante avec la conviction et la fureur d’Aretha Franklin. La querelle conjugale est dépassée et quand les sept lettres sont scandées, c’est la foule innombrable des humilié(e)s qui exige le R.E.S.P.E.C.T.

Aretha Franklin était fille d’un pasteur baptiste et sa voix s’est formée en chantant des cantiques, parfois en compagnie de Clara Ward ou Mahalia Jackson, amies de la famille. En 1972, elle voulut y revenir en enregistrant un disque de gospel, à condition que ce fût en public et dans une église. Ce fut réalisé en deux soirées à Los Angeles au New Temple Missionary Baptist Church, avec la collaboration du Révérend James Cleveland et du Southern California Community Choir placé sous la direction d’Alexander Harrison. L’album, intitulé Amazing Grace, est devenu le disque de gospel le plus vendu au monde.

Un film fut tourné durant les répétitions et les deux séances, sous la direction du futur grand réalisateur Sydney Pollack, alors débutant… Si débutant qu’il en oublia le fameux « clap » de début de chaque séquence, rendant ainsi impossible – à l’époque – toute synchronisation image-son. Le film ne put être monté et il fallut attendre que les techniques progressent pour pouvoir le mettre en forme. Le travail fut terminé en 2011 par Alan Elliott – Sydney Pollack est décédé en 2008. Aretha Franklin demanda que le film ne sorte qu’après sa mort et, bien qu’elle n’en possédât pas tous les droits, cette condition lui fut accordée.

Ce qui est maintenant présenté en salle est plus un document qu’un documentaire. Certes, la synchronisation est restaurée et permet, par exemple, d’enchaîner sans solution de continuité une séquence filmée pendant les répétitions avec l’interprétation en concert. Mais les deux soirées d’enregistrement semblent largement mises en scène par le Révérend James Cleveland qui cause et qui cause, annonçant le chant qui suivra, et finit par nous les briser menu – les oreilles – à force d’appeler sur nous la bénédiction de Dieu. Dans ces conditions, Sydney Pollack, avec ses cinq caméras mobiles, ne peut qu’essayer de faire face à un événement qui le dépasse quelque peu – c’est, du moins, mon impression. On se doute qu’Alan Eliott, pour la mise en forme finale a dû choisir dans un flux d’images dont il ne nous montre qu’une petite partie.

Qu’importe son choix, après tout, car c’est une présence qu’il nous montre, celle d’une artiste de trente ans, au visage de gamine qu’on pourrait confondre avec une enfant prodige menée par la main face au public. Mais à peine devant le micro, c’est une artiste exceptionnelle qui se révèle, d’une extraordinaire concentration, allant jusqu’au bout de ses possibilités, soutenue par un chœur enthousiaste et par un public parfois au bord de la transe. Pour la seconde soirée, Clara Ward et le papa, le révérend Cecil L. Franklin sont venus et ont été installés au premier rang. La vénérable Clara Ward semble entrer en lévitation et le révérend se lève brusquement, transporté, et se rassied aussitôt. Au fond, Mick Jagger accompagne en claquant des mains. On se dit qu’en ces conditions il était possible que le réalisateur oublie le « clap » de début…

Il faut renoncer à décrire l’atmosphère de cet enregistrement que ce document, malgré tout, réussit à rendre. La bande-annonce ne serait pas suffisante et le film est sorti trop récemment, en salles et en DVD – et sans doute trop protégé – pour que l’on en trouve des extraits en ligne. Tout ce que je puis vous proposer est la vidéo qui suit, extraite du djrobblog.com, où Aretha Franklin interprète Amazing Grace à la fin de la première soirée. Il s’agit d’images d’images passant sur un écran, tournées de côté, donc déformées. Le son est celui du film et non celui du disque, mixé plus finement, que vous trouverez ici. Pour l’instant, imaginez que vous êtes très mal placé dans une très mauvaise salle de cinéma :

Amazing Grace – Aretha Franklin, film de Sydney Pollack et Alan Elliott, 2018.

Article par Guy M.

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