Inger Christensen : une poésie qui compte (jusqu’à N)

Lorsque sa voix s’est éteinte, en 2009, les quelques rares notices nécrologiques parues dans la presse française soulignaient la discrétion de cette grande dame des lettres danoises. Elle était pourtant très célèbre et très respectée dans son pays où l’on espérait une reconnaissance de l’Académie Nobel. Dans le nôtre, bien qu’elle ait été traduite et fidèlement « suivie » par Janine et Karl Poulsen, on ne pouvait trouver qu’une petite partie de son œuvre, et bien souvent uniquement avec l’aide des indispensables libraires d’ancien.

Née en 1935 à Vejle, dans l’est du Jutland, Inger Christensen, d’abord enseignante, publia ses deux premiers recueils, LysLumière – et GraesHerbe – en 1961 et 1962. À partir de 1964, elle se consacra entièrement à l’écriture, romans, pièces de théâtre, pièces radiophoniques, livrets d’opéra, essais et poésie.

Lumière a connu une publication, en 1989, dans les Cahiers de Royaumont et Herbe est paru en 1993 à l’Atelier La Feugraie.

Hormis ces deux recueils, la poésie d’Inger Christensen s’inscrit dans un mouvement moderniste apparu au Danemark à la fin des années 1960, qui a pris le nom de systemdigtning. En français, on traduit cette expression de manière bien prosaïque et peu éclairante par « poésie systémique ». Il faut peut-être entendre par system un principe dynamique de composition poétique guidant l’écriture sans la contraindre ou la limiter. C’est, du moins, ce que je peux déduire de la fréquentation des poèmes d’Inger Christensen et des commentaires qu’en ont fait ses traducteurs…

En 1969, la publication de detça – valut à Inger Christensen, nous dit-on, « une renommée internationale ». Mais notre pays a toujours eu quelques difficultés à « passer à l’international »… Ce long poème de près de 300 pages est encore inédit en français, mis à part des extraits parus en 1993, à Namur, dans la revue Sources.

Dix ans plus tard fut publié son quatrième recueil de poésie, Brev i april – Lettre en avril – que l’on a pu trouver chez Arcane 17 en 1985 et qui a été repris en 2018 par les éditions Rehauts. Il faut signaler, tout de même , qu’entre temps elle publia Det malede værelse – La chambre peinte –, un splendide roman centré sur la « chambre des époux » du palais ducal de Mantoue entièrement peinte a fresco par Mantegna entre 1465 et 1474. Il a été traduit en français en 1986 pour les éditions Arcane 17 et republié en 2015 par les éditions Le bruit du temps.

La Lettre en avril est née d’une collaboration entre deux amies, Inger Christensen pour l’écriture et Johanne Foss pour le graphisme. On peut regretter que la dernière édition française donne le texte sans les dessins, ce qui rend un peu mystérieuses les premières lignes de cette « lettre », qui constituent en réalité une dédicace :

Il y a les paysages que nous avons traversés et que nous avons habités et qui ont rarement été les mêmes en même temps.
Il y a le transport par la conscience de ces paysages et leur transformation en un espace sensible où des lieux très différents s’unissent.
Il y a notre travail avec les images les mots pour rapporter les choses à leur paysage d’origine. Celui qui toujours a été le même en même temps.

Sur la page de gauche devrait répondre cette rapide esquisse de fleurs d’une campagne peut-être italienne, dédicace graphique de la graphiste à la poète :

Dans la préface à sa traduction en anglais de Lumière, Herbe et Lettre en avril, parue en 2011 à New-York chez New Directions Books, Susanna Nied donne quelques indications sur la genèse, assez longue, de ce dernier recueil.

Au commencement, il y eut un ensemble de fusains de Johanne Foss représentant des paysages et des œuvres d’art étrusques. Elle et Inger Christensen connaissaient les paysages italiens pour y avoir séjourné lors de résidences d’artistes et les objets d’art étrusques pour avoir fréquenté, au musée de Copenhague, la collection Ny Carlsberg, qui est connue pour être la plus importante hors d’Italie.

Inger Christensen choisit une série de dessins et commença un texte en prose pour l’accompagner. La collaboration entre les deux amies se poursuivit durant les deux années suivantes, l’été dans une maison louée au sud de la Suède et le reste de l’année dans leurs appartements respectifs de Copenhague. Pendant qu’elles travaillaient, leurs enfants jouaient librement. Avec des bobines de fils colorés qu’Inger Christensen tenait de son père, ancien tailleur, ils créaient toutes sortes de motifs en toiles d’araignée multicolores, des labyrinthes où seule l’araignée imaginaire pouvait se reconnaître…

La prose du premier jet, finalement, ne lui parut pas satisfaisante. Il est possible que les constructions labyrinthiques enfantines lui aient inspiré une reprise de l’écriture en vers très courts, filiformes pourrait-on dire, où se mêlent les thématiques comme s’entrecroisent les couleurs.

Quant à la structure dominante – le system –, Inger Christensen l’emprunte à la technique musicale sérielle qu’elle a étudiée au début des années 1970. La Lettre en avril est justement organisée selon une série de cinq éléments sur lesquels opère une permutation choisie pour ne privilégier aucun des motifs – on sait l’importance du choix des permutations afin de ne pas rétablir une tonalité dominante. Il apparaît qu’Inger Christensen ne suit pas strictement les règles du sérialisme : certains motifs passent, à l’occasion, d’un élément de la série à un autre, mais il s’agit là plus d’assurer l’unité de l’écriture que de rétablir une tonalité centrale. Les différents éléments de la série correspondent à des sous-sections et sont repérés graphiquement par o, oo, ooo, oooo, ooooo, que l’on pourra désigner par 1, 2, 3, 4, 5. La section I, est 5, 4, 1, 2, 3 est issue d’une première application de la permutation choisie : elle fait glisser les trois premiers élément en position finale sans en changer l’ordre et fait passer les deux derniers en tête mais en inversant leur ordre. Ainsi, le dernier élément devient le premier. Au bout de six applications de la permutation, on retrouve la série initiale, d’où l’existence de 7 sections dans le poème. Soit :

Section I :****5, 4, 1, 2, 3
Section II :* **3, 2, 5, 4, 1
Section III :* *1, 4, 3, 2, 5
Section IV : **5, 2, 1, 4, 3
Section V :***3, 4, 5, 2, 1
Section VI :** 1, 2, 3, 4, 5
Section VII :**5, 4, 1, 2, 3

On voit que les applications successives de la permutation choisie introduisent une certaine symétrie dans la réapparition des divers éléments.

Quelques dessins de Johanne Foss pour Lettre en avril.

Ainsi la Lettre en avril est-il un poème aux sentiers qui bifurquent, se rencontrent, s’entrecroisent. Construit à partir de séjours à l’étranger, Italie, Suède, France, le thème du dépaysement – s’installer dans un nouveau lieu, entendre une autre langue, s’établir dans le quotidien avec un ou plusieurs enfants… – est très présent dans les diverses sections, ainsi que le souci de l’écriture. Face au langage, une sorte de défiance, mais le mot est peut-être trop fort, s’insinue : ce doute souligne l’écart entre la nomination des choses par un signe arbitraire, et ce que les choses veulent nous dire d’elles-mêmes. Ce thème est introduit dans la section IV :

« Dis-moi
que les choses
parlent
leur propre langue
distincte.
 »

Et, après être réapparu dans les sections suivantes, il revient conclure le poème :

« Nous parlons
notre propre
langue
distincte.
Qui sait
si les choses
ne savent pas en elles-mêmes
que notre nom
est un autre.
 »

Son recueil suivant, AlfabetAlphabet –, paru en 1981, peut être considéré comme l’un des sommets de l’œuvre poétique d’Inger Christensen. La traduction des Poulsen avait trouvé pour éditeur Samuel Tastet qui en avait fait, je ne peux que le supposer car je n’ai jamais pu avoir en main ce volume, un très beau livre à la typographie turquoise. Il est devenu introuvable. Les éditions Ypsilon en ont livré une réédition bienvenue, plus sobre mais bilingue, en 2014.

Alphabet est doublement structuré dans sa composition. Il suit d’abord l’alphabet, système de classification de la multiplicité verbale, l’ordre strict du dictionnaire qui n’exclut pas l’étonnement – souvenons-nous de nos errances éblouies dans les pages d’un Larousse ou d’un Robert… Chacune des 14 sections correspond à une lettre, de A à N, déterminant sa tonalité, guidant allitérations et assonances. Bien sûr, malgré leur virtuosité, les traducteurs ne peuvent pas rendre cet aspect musical de la poésie de Christensen ; pour en avoir un aperçu il nous faut jeter un œil sur l’original danois. Ainsi, pour la lettre A, ce simple vers :

« les abricotiers existent, les abricotiers existent »

peut rendre

« abrikostræerne findes, abrikostræerne findes »

Mais pour la lettre B, le français ne peut donner que :

« les fougères existent ; et les mûres, les mûres
et le brome existent ; et l’hydrogène, l’hydrogène
 »

à partir du texte danois :

« bregnerne findes; og brombær, brombær
og brom findes ; og brinten, brinten
 »

La seconde structure qui organise le poème est la suite mathématique dite de Fibonacci, dont chaque terme, à partir du troisième, est la somme des deux précédents : 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, etc. Cette progression fixe le nombre de vers de chaque section. Cette suite est apparue, en 1202, comme « problème récréatif », dans le Liber abaci de Leonardo Fibonacci pour « modéliser » – soyons absolument modernes et anachroniques – l’évolution d’une population de lapins à mortalité nulle et natalité régulière, donc se reproduisant, justement, comme des lapins immortels. C’est dire si la croissance de cette suite devient rapide. Pour la lettre N, il faudra 610 vers.

Le poème est ainsi dominé par un principe de classification et un principe d’expansion qui, au lieu de s’opposer, s’harmonisent pour engendrer un flux dans lequel il faut s’immerger et se laisser porter pour en ressentir toute la beauté. Cette cosmogonie est une célébration de la beauté diverse du monde mais elle se charge peu à peu, au cœur même des émerveillements évoqués, d’une inquiétude sourde de la dévastation et de la mort. Le second poème de la dixième section – lettre J – commence ainsi, de manière glaçante :

« La bombe atomique existe

Hiroshima, Nagasaki

Hiroshima le 6
août 1945

Nagasaki le 9
août 1945

140 000 morts et
blessés à Hiroshima

environ 60 000 morts
blessés à Nagasaki

chiffres immobiles
quelque part dans un été
éloigné et ordinaire
 »

Et il se termine sur ces vers :

« le ciel qui luit,
et la lumière qui presque
depuis a ressemblé
un peu au feu
de la bombe atomique
 »

L’Alphabet d’Inger Christensen se clôt sur la lettre N, abandonnant la suite de Fibonacci. Peut-être parce qu’en N la lettre du langage rejoint la désignation générique du nombre entier en mathématique. Peut-être pas…

 

Le début d’Alfabet, Stefansgade, Nørrebro, Copenhague
peinture murale de Sara Trier, Dea Trier Mørch et Snugge Trier-Mørk, 1998.

Sommerfugledalen – La vallée des papillons – est le dernier volume de poésie publié par Inger Christensen en 1991 et il s’agit bien, en effet, du sommet ultime de son œuvre.

Formellement il emprunte une structure ancienne, fixée à la fin XVIIème siècle, celle de la « couronne de sonnets ». La « couronne » est constituée de quatorze sonnets sur un thème commun, composés de sorte que le premier vers de chacun soit le dernier du précédent. Un quinzième, dit « sonnet maître », reprends les quatorze premiers vers des sonnets de la « couronne ». L’ensemble devient un seul poème avec plusieurs facettes.

J’en ai un peu honte désormais, mais j’ai été, un temps, un assez lamentable chasseur de papillons… C’était en Afrique, sur des pistes latéritiques, carrossables mais peu fréquentées, où les lépidoptères s’agglutinaient au bord de flaques d’eau ou dans des ornières encore humides. Y jeter le filet assurait bien quelques prises mais, surtout, déclenchait, avant que l’anneau ne touche le sol, un envol palpitant et multicolore qui suffisait à m’émerveiller. Cet émerveillement est celui que je retrouve dans le premier quatrain du premier sonnet de La vallée des papillons :

« Voici l’envol des papillons du monde
poussière coloriée du corps chaud de la terre,
cinabre et ocre et jaune phosphore,
une nuée de matière chimique soulevée. 
»

Sommerfugledalen nous conduit en quatorze étapes dans la vallée de Brajcino, en Macédoine, où se concentre la splendeur du monde. Pour aboutir à l’implacable « sonnet maître » :

Voici l’envol des papillons du monde
dans la chaleur de la vallée de Brajcino
depuis l’amère grotte souterraine
que les buissons recouvrent de parfums.

Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio
comme Paon de jour, Paon de nuit, ils volent
en faisant miroiter au sot de l’univers
une vie qui ne s’en ira pas comme ça.

D’où vient l’étrange magie de cette rencontre
aux doux mensonges, un brin de quiétude,
éphémères visions des regrettés défunts ?

Mon oreille répond d’un tintement secret :
c’est la mort qui de ses propres yeux
t’observe depuis l’aile du papillon.

En 2011, dans le numéro 3 d’Inuits dans la jungle – revue de poésie, actuellement en pause, publiée par Le Castor astral – , Karl Poulsen présente un dossier de traductions de poèmes d’Inger Christensen. Il souligne que, dans sa dernière interview, elle avait dit « au sujet des relations entre la poésie et la musique qu’elle considér[ait] la poésie comme une discipline musicale (subdivision underafdeling de la musique). » Il met cette déclaration en rapport avec la diction très particulière de Christensen, proche de l’incantation ou du chant, lors de ses lectures publiques.

Deux musiciennes extrêmement douées, Linda Edsjö et Birgitte Lyregaard, ont mis en musique des poèmes d’Inger Christensen, dont ce quinzième sonnet de La vallée des papillons :

 

Toutes les traductions citées ou signalées sont l’œuvre de Janine et Karl Poulsen.

Herbe (1963), Atelier La Feugraie, 1993.
La chambre peinte : un récit de Mantoue (1976), Le Bruit du temps, 2015.
La vallée des papillons (1991) & Lettre en avril (1979), Éditions Rehauts, 2018.
Alphabet (1981), Ypʃilon éditeur, 2014.

Illustrations de Lettre en avril : Johanne Foss.

Article par Guy M.

 

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