Kiki Dimoula – Une voix dans les rues vides

Kiki Dimoula
Une voix dans des rues vides

Pour vous je ferai un meilleur prix.

Ma voix est inconnue
des grands drames de la planète :
disparitions du droit, faims qui mangent
leur survie pour vivre,
contrebande sauvage d’inégalités,
intérêts nucléaires,
guerres touristes,
décisions qui circulent
incognito en lunettes noires
dans leur gilet d’arbitraire pare-balles.
Et tout cela sous l’autorité
du très ancien, tout-puissant C’est ainsi.

Ma voix n’est pas entendue
dans les horribles drames de la planète.
Jamais elle n’est montée jusqu’au cri
pour maudire en cadence
les divisions du monde,
engrais par moitié
pour que l’autre moitié foisonne.

Ma voix est basse, lointaine
comme le savoir et la peur,
même ton que la faiblesse,
même voix que le silence.
S’arrosant d’humble réalité
tous les jours elle s’immole par le feu.
C’est là son cri intérieur,
son frisson de colère,
sa malédiction cadencée face au chaos,
sa vigilance
auprès des grands drames, de leurs gémissements,
sa bourrade chétive et sournoise
au très ancien, tout-puissant C’est ainsi.

Les hasards hurlent
leur succession est sourde
à la voix de stentor, antique et vénérable
de la Nécessité.
Jamais elle n’a pu faire écho.
Des décisions incognito en lunettes noires
la bâillonnent en route.
Pourquoi ferait-elle écho, ma voix
volant les lauriers de la puissance
à la voix du Monde ?
Ma voix est respectueuse
de la voix vaincue du Monde.

Les hasards hurlent
leur succession est sourde.
La parole qui crie, un Narcisse.
En se penchant sur les malheurs
c’est de miroirs d’abord qu’elle s’assure.
Non, ma voix ne vient pas se mirer
dans de noirs malheurs.
Aux démarches bruyantes
elle ne se mêle pas, ne co-hurle pas
pour que les montagnes en collines se changent
ou les collines en montagnes.
Elle reste basse comme une colline.

Non, ma voix ce n’est pas
la liberté ou la mort.
C’est une prison pour voix
et leur euthanasie,
cible patiente des caprices du prochain, ce fou nucléaire.
Ma voix est un escabeau
pour paroles fatiguées,
pour conclusions qui reviennent vaincues.
Ma voix est la marche sans bruit
d’une écriture solitaire
dans les rues vides sous la pluie.

Pour vous je ferai un meilleur prix
disait Rien à Quelque chose
et cet idiot l’a cru.

 

 

Poème extrait de Mon dernier corps (1981), dans la traduction de Michel Volkovitch parue aux éditions Arfuyen, 2010.

Cette voix s’est tue à jamais le 22 février 2020. Malgré les très belles et scrupuleuses traductions de Michel Volkovitch, Kiki Dimoula, qui était la plus grande poétesse grecque, était pratiquement inconnue en France. Il est encore temps de la lire :

 Kiki Dimoula, Le Peu du monde suivi de Je te salue Jamais, traduit du grec par Michel Volkovitch, Poesie/Gallimard, 2010.

Kiki Dimoula, Mon dernier corps, traduit du grec par Michel Volkovitch, Atfuyen, 2010.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *