Cette fois, peu de commentaire : la lettre, quoi qu’amputée de la moitié de son texte, est déjà longue. Adressée au ministre en 1907, c’est le seul écrit retrouvé pour la période 1906-1909, et la première des lettres de protestation que Jacob enverra. Les suivantes seront de plus en plus rigoureuses en termes juridiques, et se cantonneront, textes légaux à l’appui, aux faits strictement objectifs – la Loi n’est pas affaire de sentiments.
Monsieur le Ministre des Colonies,
A quelques rares exceptions près, l’on peut soutenir que tout être est taré d’une manie, d’un tic, d’une habitude légués soit par l’atavisme soit par l’éducation. Heureusement ou malheureusement pour moi, comme l’on voudra, en cela je n’ai rien d’exceptionnel. J’appartiens au genre « névropathe » comme dirait les anthropologistes. Aussi loin que ma mémoire me le permet, j’ai souvenir que tout jeune encore, alors que je venais de quitter le biberon, je me sentis pris d’une irrésistible envie de courir sus à tout fragment de papier véhiculé par le vent. Les années, loin de corriger cette habitude n’ont fait que la développer, la rendre plus intense. Manifesté aussi précocement chez moi, il ne peut être question d’éducation, certes. J’opinerai plutôt pour une tare congénitale à cause de la très honorable profession de mon arrière grand père paternel, lequel était chasseur de papillons. A quelque chose près, papillon, morceau de papier, c’est tout comme. Aussi dès que mes yeux aperçoivent un bout de lettre, un fragment de journal, voire un billet de banque, je ne puis résister d’y faire la chasse, de le capturer et enfin de satisfaire ma curiosité en éveil en prenant connaissance de son contenu. Autrement dit, j’ai le tempérament gendarme pour tout ce qui vole. C’est ainsi que l’autre jour, voyant voler un bordereau par brusques soubresauts, je fus assez heureux de l’appréhender d’abord et de l’incarcérer dans ma poche ensuite, en attendant le délicieux moment de le lire. Immense fut ma satisfaction. Il s’agissait d’un avis d’expédition émanant de Mr le Directeur du service sanitaire, adressé à la pharmacie des îles du Salut.
Avant l’arrestation de ce précieux document, je croyais, moi bonasse autant que naïf, que l’usage de tout produit désinfectant, de tout agent antiseptique étaient frappés d’ostracisme dans les locaux du personnel pénal de la transportation. Aussi, grande fut ma surprise en lisant sur ce bordereau l’envoi de cent litres d’acide phénique pur, de chlorure de chaux, de grésine, de goudron de houille, etc. Je ne cache pas que si j’avais su cela plus tôt, il y a belle lurette que j’aurais adressé une réclamation au sujet de l’excessive malpropreté des cases. Indépendamment que ces cases n’ont pas été blanchies à la chaux depuis le 15 Avril 1905 ; en outre que les murs intérieurs sont constellés d’amas de poussière servant de refuge à toutes sortes de virus morbifiques et décorés d’antiques crachats desséchés de phtisiques, de bronchiteux, de catharreux et autres expectorations dégoutantes, c’est dans les cabinets d’aisance attenants à ces cases où règne en permanence une atmosphère presque délétère due aux émanations putrides d’excréments résultant de 40, 50 quelquefois 70 hommes dont beaucoup sont atteints d’une sorte d’échauffement d’intestins. Comme la dysenterie cette maladie est aussi débilitante que contagieuse. Il suffit d’aller à la selle après un homme qui en est atteint pour la contracter. Dans la journée, les hommes étant au travail, ce lieu présente un semblant de propreté, à cause des quelques litres d’eau que le gardien de case use parcimonieusement pour les nettoyer. Mais la nuit, des bottes d’égoutier et par-dessus le marché un costume de scaphandrier ne seraient point de trop pour y pénétrer sans danger. Une fois déjà, je me suis plains de ce fâcheux état de choses à messieurs les membres de la Commission disciplinaire, et Mr le Commandant qui présidait me répondit qu’il en était très étonné lui-même ; qu’en effet, le service intérieur de l’île Royale distribuait toutes les semaines des litres d’acide phénique ou autre agent désinfectant pour l’hygiène des cases ; enfin, pour terminer, il invita Mr le chef de camp de veiller à ce que, dorénavant, des produits désinfectants fussent distribués dans chaque case. Même ordre fut donné pour remettre des allumettes au gardien de case afin qu’il puisse rallumer la lampe, lorsque la violence du vent, ou la malveillance d’un locataire l’éteignent. Il y a de cela plus de quatre mois et les cabinets d’aisance n’ont pas plus été désinfectés qu’ils ne l’avaient été par le passé, c’est-à-dire : Jamais. De même pour les allumettes.
Jacob dépeint la « case des malades », où restent les forçats trop faibles pour travailler, qu’il nommerait quant à lui la « case aux maladies ».
Depuis quelques mois notamment MM. les médecins major rivalisent de dévouement, d’humanité envers les transportés. Mais leur bon vouloir se heurte à la cruelle routine de certains surveillants. Être malade au camp de l’île St Joseph, depuis que ce camp est dirigé par le gardien chef Colombani surtout, équivaut pour ainsi dire à un arrêt de mort. Les prédécesseurs de cet agent, bien que peu humains, observaient néanmoins les règlements dans une certaine mesure et, au besoin, savaient user de tolérance. Présentement les choses ont changées et les turpitudes les plus cruelles ont lieu journellement.
C’est ainsi que dans la journée du 9 février de cette année – jour de visite médicale à l’île St Joseph – souffrant de fièvre et d’échauffement d’intestins je me présentai devant Mr le docteur. La fièvre étant intense, 40° et des dixièmes, mon tour passé je manifestai le désir de rentrer en case, comme cela s’était toujours fait, afin de me coucher, car mes jambes refusaient de me porter davantage. Durant le court trajet de l’infirmerie à la porte de la case une pluie torrentielle s’abattit sur l’île, si bien que, le surveillant de 3me classe Dufour qui était de garde sur le camp ayant refusé au porte clef Ricard de lui laisser ouvrir la porte de la case, je dus recevoir l’averse, allongé à terre, grelottant de fièvre, n’ayant d’autre abri qu’un vieil arbre étique au trois quarts dépouillé de ses branches. Est-il besoin d’ajouter que ce bain naturel imposé par la stupide cruauté d’un surveillant, qui en agissant ainsi se savait couvert par son chef, fut loin de contribuer à ma guérison. Mes maux empirèrent, la fièvre déjà si forte augmenta encore, les douleurs intestinales devinrent atroces et je passai une nuit dans de cruelles souffrances.
Je conçois d’autant moins cette cruauté que rien ni dans les règlements, ni dans la discipline ne peut la justifier.
Suivent trois pages où Jacob raconte plusieurs anecdotes qui témoignent de la cruauté du chef de camp Colombani et de certains surveillants.
Lorsqu’un transporté contrevient au règlement, on a tôt fait de lui infliger une punition ; mais lorsqu’un surveillant chef ne les observe pas il ne reste au transporté que la ressource de se plaindre ou de se taire… ce qui à franchement parler est à peu près la même chose, que dis-je ? il vaut quelquefois mieux se taire que de réclamer car dire tout haut ce que la plupart pensent tout bas a ordinairement pour conséquence une punition disciplinaire. Bien que tous les faits que je viens de relater soient l’expression de la plus précise des vérités, ce sera là, à mon avis, la seule solution donnée à ma lettre. N’en attendant point d’autre j’aurai l’avantage de ne subir aucune désillusion.
Recevez, monsieur le Ministre, l’hommage de ma parfaite considération.
Jacob
Îles du Salut le 2 Mars 1907
Douce provocation que cette introduction caustique : digne fils de son grand-père, Jacob chasse les papillons et se fait gendarme, lui le cambrioleur, en incarcérant tout ce qui vole. Le protestataire joue ainsi sur les mots, passant du papillon coloré au papillon de papier, du volant au voleur. Le plaisir, la jubilation même, est nette : cette fois c’est lui, Jacob, le lecteur indiscret qui s’immisce dans la correspondance d’autrui, et découvre les preuves suffisantes pour rappeler les Pouvoirs à l’ordre.
Jacob rompt finalement avec l’ingénuité au moment de terminer, et finit par dire qu’il aurait mieux fait de se taire. Cette longue réclamation ne servait donc à rien sinon à dire la vérité, puisqu’on n’y donnera pas d’autre réponse qu’une punition. Dans le dossier pénitentiaire du matricule 34 777, on apprend que le commandant du pénitencier s’est plaint au ministre de cette odieuse diffamation : « Il est manifeste que Jacob qui veut faire de l’esprit se saisit de quelques incidents de peu de gravité ou de négligences commises par les hommes de corvée pour exagérer ou dénaturer les faits à sa fantaisie, pour faire des effets de style. »
Manifestes aussi, au-delà des bons mots, l’indigence, la violence et la cruauté qui régnaient en maîtres sur le bagne. L’accumulation et le dégoût des descriptions appartiennent à cette histoire. L’ironie, l’humour et les effets de style, quelques-uns des moyens dont ont usé les hommes pour y résister.