De Margaret Atwood à Silvia Federici, deux lectures soeurs : La servante écarlate / Caliban et la sorcière

C’est un heureux hasard de calendrier qui m’a fait lire ces deux livres en parallèle.

Les éditions Entremonde avaient traduit et édité le livre « Caliban et la sorcière » de la chercheuse Silvia Federici il y a plusieurs années déjà. Récemment, c’est une réédition en plus grand format, illustrée, qui a été rendue disponible.

A peu près au même moment sortait l’adaptation en série télévisée du roman de Margaret Atwood « La servante écarlate » (The Handmaid’s Tale, en anglais), propulsant à nouveau le titre originel en tête de gondole, accompagné d’un bandeau quelque peu racoleur : « La série qui fait trembler l’Amérique de Trump ! ».

Ces deux textes répondent chacun à la question « Comment apparaît la violence contre les femmes dans l’Histoire ? » et leurs lectures se répondent à merveille, avec leur forme différente. Margaret Atwood a écrit un roman d’anticipation, publié en 1985, devenu un classique aux Etats-Unis. Silvia Federici, elle, enquête sur les transformations des rapports sociaux, depuis le Moyen-Âge jusqu’à l’époque contemporaine.

« Caliban et la Sorcière » est un ouvrage clair, à la fois complet et percutant, et la réédition illustrée en fait un livre très dynamique, malgré un sujet très dur. Son auteur bouleverse, par de nombreux exemples, une grande partie des idées reçues sur l’Europe médiévale: un Moyen-Âge ténébreux, une paysannerie en perpétuelle lutte avec la faim, des rôles attribués aux genres institués de toute éternité… Au contraire, Silvia Federici cherche à démontrer l’abondance de contradictions dans cette Histoire trop simpliste : l’époque médiévale se révèle plus égalitaire qu’on ne le pense (les femmes y sont moins dominées qu’à la Renaissance, beaucoup de corporations sont mixtes, la relégation « au foyer » n’est pas la norme), la paysannerie se prémunit plutôt de la famine et les conditions d’autonomie matérielle sont relativement meilleures avant les révolutions industrielles.

L’exemple que l’on peut retenir, présent dans les études de Fernand Braudel, est celui de la ration de viande par habitant, signe de variété et de richesse alimentaire, qui est bien supérieure pour les classes populaires au XVe siècle (environ 100 kilos à l’année en moyenne par personne) qu’elle ne le sera durant les siècles suivant (où cette ration tombe à 20 kilos, le pain constituant l’aliment principal de la ration).

Silvia Federici décrit et analyse les grandes transformations nécessaires à la formation du capitalisme : la création du salaire, la clôture des champs, la disparition des communs, la régulation du vagabondage, l’injonction au travail … et l’instauration d’un rapport de domination entre genres.

Son approche est marxiste, nourrie de la lecture de Foucault, mais selon elle, ni Foucault ni Marx n’ont su saisir dans leur étude de l’Histoire le tournant que constituent l’épisode, inaugural et massif, de la grande chasse aux sorcières en Europe, manifestation d’une véritable guerre contre les femmes.

La chasse aux sorcières est rarement mentionnée dans l’histoire du prolétariat. Jusqu’à nos jours, elle demeure un des phénomènes les moins étudiés de l’histoire européenne ou plutôt de l’histoire mondiale, puisque les missionnaires et les conquistadors ont amené avec eux l’accusation de satanisme, qui devait servir à assujettir les populations indigènes du « Nouveau Monde ».

Le fait que les victimes, en Europe, aient été principalement des paysannes explique probablement l’indifférence des historiens à ce génocide. Une indifférence qui a frôlé la complicité, l’effacement des sorcières des pages de l’histoire ayant contribué à banaliser leur élimination physique sur le bûcher, laissant penser qu’il s’agissait d’un phénomène mineur, voire une affaire de folklore.

Silvia Federici, Caliban et la Sorcière

Pour Silvia Federici, le capitalisme naissant a eu besoin d’une phase d’accumulation primitive, et a notamment mobilisé pour cela la division entre hommes et femmes. Les femmes ont été exclues au fil des siècles de la sphère de la production, où elles étaient précédemment intégrées, pour être reléguées dans la sphère de la reproduction. Les armes employées contre elles furent multiples : baisse des salaires, exclusions de certaines professions, attachement légal au conjoint, criminalisation de la prostitution (qui pouvait apporter, en ville, les ressources nécessaires à une vie indépendante) … et l’accusation de sorcellerie, permettant leur élimination physique et l’instauration d’un ordre nouveau par la menace.

La lecture de « Caliban et la sorcière » est donc un renversement de la perspective, un élargissement du champ de l’histoire du prolétariat et également un appel à la lecture d’autres auteurs, car de nombreuses notes renvoient vers des travaux qui ont l’air passionnants. Elle nous entraîne, par exemple, vers l’étude des mouvements millénaristes, des résistances indigènes à la colonisation, vers les « armes des pauvres » décrites par James C. Scott, etc.

Sur la condition des femmes, le livre de Margaret Atwood ne s’éloigne pas de la problématique terrifiante de l’essai de Silvia Federici et l’éclaire par un biais différent : celui de la fiction.

« La servante écarlate » est un ouvrage d’anticipation. Elle nous envoie dans un futur très proche, celui d’une Amérique ayant basculé dans un système totalitaire, basé sur la religion, l’organisation de la production (et de la reproduction) et exacerbant les rôles liés aux classes et aux genres.

Les femmes voient leur condition se dégrader jusqu’au néant.

L’écriture est intime (c’est le journal d’une servante « écarlate », une des castes du nouveau système, identifiée par la couleur rouge du vêtement), le monde est sec et terrible. L’avenir cadenassé, les règles brutales, l’abject permanent et légitimé. On étouffe à la lecture, la gorge est nouée à chaque scène de vie en société, où tout peut basculer vers le pire : réprimande, bastonnade, déportation, mort.

L’esthétique visuelle de la série, mi-puritaine, mi-fasciste, a su rendre compte de cet étranglement obsédant et décourageant qui s’impose aux femmes dans cette dystopie rétrograde. La condition des hommes est avilie, elle aussi, mais la narration insiste sur le regard d’une femme. Dans la série, c’est dans les yeux de l’actrice Elisabeth Moss, que l’on recherche la complicité, la force de tenir, la remémoration d’un monde d’avant le cauchemar.

A celles et ceux qui ont pu trouver que la romancière exagérait par l’accumulation des dispositifs de contraintes et de répression généralisés par la dictature qu’elle dépeint, Margaret Atwood répondit simplement qu’elle n’avait rien inventé. Elle n’avait fait qu’utiliser des moyens employés historiquement contre les femmes. En ceci, la fiction d’Atwood rejoint de manière effrayante l’essai de Silvia Federici.

 Je m’étais fixé une règle : je n’inclurai rien que l’humanité n’ait pas déjà fait par ailleurs ou à une autre époque, ou pour lequel la technologie n’existerait pas déjà. Je ne voulais pas me voir accusée de sombres inventions tordues, ou d’exagérer l’aptitude humaine à se comporter de façon déplorable. Les pendaisons en groupe, les victimes déchiquetées par la foule, les tenues propre à chaque caste et à chaque classe, les enfants volés par des régimes et remis à des officiels de haut rang, l’interdiction de l’apprentissage de la lecture, le déni du droit à la propriété : tout cela a des précédents, et une bonne partie se rencontre non pas dans d’autres cultures ou religions, mais dans la société occidentale, et au sein même de la tradition « chrétienne ». 

Margaret Atwood, postface à La servante écarlate

La distorsion du présent propre aux romans d’anticipation ne cherche pas juste à provoquer un frisson d’angoisse au lecteur ou à la lectrice. Il ne s’agit pas ici de rendre notre présent supportable, confortable et exempt de menace. C’est presque tout le contraire: le roman sonne comme un sincère avertissement, quelle que soit l’époque à laquelle on le lise. « La servante écarlate », par son style et sa construction, est un livre intelligent, complexe, qui contient une vraie réflexion sur les systèmes politiques et leurs transitions. Et le rapport de l’intime au politique. Les souvenirs de la narratrice permettent, petit à petit, d’enquêter sur la manière dont le monde d’avant est devenu totalitaire, et, peut-être, d’envisager comment l’abattre.

Car, malgré leur dimension implacable, « Caliban et la sorcière » et « la servante écarlate » n’en sont pas moins des ouvrages de résistance. La violence dépeinte, le sentiment d’impuissance que l’on peut ressentir à leur lecture, les défaites, les échecs absurdes, sont à mettre en regard des capacités à riposter, fuir, espérer, comprendre, se dissimuler, témoigner, transmettre, s’organiser, se rebeller. C’est à celui ou celle qui les lira de bien porter son regard sur ces aspects, après ce voyage éprouvant mais salutaire entre refoulé historique et potentialités terribles.

La servante écarlate, Margaret Atwood, Pavillons Poche, Robert Laffont

Caliban et la sorcière, Silvia Federici, Entremonde / Senonevero

Illustration : femme sculptrice, illustration présente dans le Livre des cleres et nobles femmes, Boccace, XVeme siècle.

Denys

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