Une femme en contre-jour, le livre que Gaëlle Josse a consacré à tenter de suivre la photographe Vivian Maier, est dédié « À ceux qui ne « sont » rien ». On peut y voir une référence à une déclaration pleine d’une certaine morgue ignominieuse d’un certain personnage dirigeant de notre temps – mais je ne crois pas que ce soit un clin d’œil car on n’adresse pas un clin d’œil à n’importe qui.
Sur la page opposée, on lit, en plus petit caractères :
« This is a work of fiction. Names, characters, business, places, events, locales, and incidents are either the products of the author’s imagination or used in a fictitious manner. Any resemblance to actual persons, living or dead, or actual events is purely coincidental and is not approved by The Estate of Vivian Maier, the Maloof Collection, or Howard Greenberg Gallery. »
Ce qui signifie, si l’on résume cette précautionneuse déclaration que l’on a en main une « œuvre de fiction » où tous les faits relatés sont « soit le produit de l’imagination de l’auteur, soit une utilisation fictive » d’événements attestés. Enfin, comme on pouvait s’y attendre, on insiste : « Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, ou des événements réels est purement fortuite et n’est pas approuvée par The Estate of Vivian Maier, la Collection Maloof ou la Galerie Howard Greenberg ».
Ce type de note liminaire n’est pas si rare mais, en général, elle est rédigée dans la langue d’écriture et ne paraît pas à ce point n’être là que pour éviter les foudres d’un ayant-droit semblant être « tout » plutôt que « rien ».
(Visitant récemment une exposition – Aux Douches La Galerie – consacrée à quelques photographies en couleurs de Vivian Maier, j’avais ressenti de l’agacement à lire que les tirages disponibles à la vente seraient signés et tamponnés par John Maloof… Qu’il fournisse à chaque acheteur un certificat portant son tampon et sa signature, avec des précisions sur le tirage numéro tant sur tant, effectué par Machin du labo Truc, soit ! Mais qu’il fasse comme s’il en était l’auteur, non ! )
Ceci n’est pas une fiction mais un autoportrait de Vivian Maier,
daté du 18 octobre 1953 sur le site officiel.
Il faut bien volontiers admettre que John Maloof fut le principal artisan de la mise en lumière du travail photographique de Vivian Maier ou, comme le disent certain(e)s, le créateur du « business Maier ». Ce jeune agent immobilier de Chicago, par ailleurs président d’une société d’histoire locale, cherchait des cartes postales anciennes et, en 2007, il crut en trouver dans l’un des lots proposés en salle des ventes. Cet ensemble était mis à l’encan par un garde-meuble que la propriétaire des biens n’avait pas payé depuis longtemps. Maloof dépensa 400 $ dans l’opération. Dans les cartons, notre homme trouva surtout des tirages photographiques, des négatifs et des bobines non développées, mais pas de cartes postales. N’y connaissant pas grand-chose en photographie, il mit un bout de temps à prendre conscience de la qualité du travail de l’inconnue dont il avait récupéré quelques cartons. Il tenta alors de racheter la totalité du contenu du garde-meuble mais un autre acheteur, Jeffrey Goldstein, refusa la transaction.
D’abord, John Maloof ne put déterminer qui était l’auteur(e) de cette considérable production… Un nom apparaissait sur une enveloppe : Vivian Maier. Ce n’est qu’en 2009 que l’oracle G****e lui renvoya un lien pour ce nom. C’était le faire-part de décès de leur ancienne nounou que les frères Gensburg avaient fait paraître dans le Chicago Tribune. Le mythe de la « photographer nanny » pouvait naître et en accumulant enquêtes, livres et expositions, Maloof put installer Vivian Maier à une place éminente dans le monde de l’art, ou sur le marché de l’art – ce qui est devenu un peu la même chose. Il réalisa, avec Charlie Siskel, un documentaire, Finding Vivian Maier, où il met en scène, un peu lourdement, sa recherche et filme quelques témoignages de la vie de Vivian Maier garde d’enfants – mais on notera que les frères Gensburg ont refusé d’y figurer.
Par ailleurs, une biographie de Vivian Maier, qui semble approuvée par John Maloof, sera disponible en juillet 2019. Elle est due à Ann Marks et s’intitule Vivian Maier developed : The Real Story of the Photographer Nanny.
Une planche de contact de la Maloof Collection, sans lieu ni date.
Le livre de Gaëlle Josse n’a pas pour objectif de « révéler » ou de « développer » l’histoire de la photographe, même s’il utilise bien des éléments biographiques et des détails non fictifs glanés dans le film de John Maloof et Charlie Siskel ainsi que dans un article d’Ann Marks traduit sur le site de l’association Vivian Maier et le Champsaur.
Gaëlle Josse dit qu’elle ne se souvient pas précisément de sa découverte des images de Vivian Maier. Pour elle, il n’y eut pas « une épiphanie identifiable avec netteté » mais, au gré des errances sur internet, « quelque chose de fascinant et d’évident qui s’installe ». Cela est un peu différent de ce qui arrive à beaucoup des visiteuses ou visiteurs des expositions des travaux de Vivian Maier – j’en ai fréquenté trois durant ces dernières années –, saisi(e)s par ces images, un saisissement qui détourne aussitôt de ces histoires de nounou photographe, mais qui met en face d’une artiste véritable en recherche d’une authenticité extrême. Et l’on s’attache aux portraits qu’elle a réalisés en baguenaudant dans les rues de New-York ou, plus tard, de Chicago. Qu’ils aient été pris avec la complicité du modèle ou sans rien lui demander d’autre que sa présence, ils atteignent une perfection inaccessible à un simple amateur et éveillent, lorsqu’il s’agit de ces laissés-pour-compte de la vie américaine que Vivian Maier a tant photographiés, une émotion proche de la sympathie : en un déclenchement, toute une existence de « bras cassé » retrouve une dignité. Gaëlle Josse y revient à la fin de son livre en évoquant « Vivian (…) à la veille de plonger dans la grande nuit » :
« Je veux imaginer qu’ils se tiennent là, sous ses paupières, tous ces visages qu’elle a aimés, toutes ces vies friables, démunies, devinées l’espace d’un regard. Oui, ils sont là, et bien là, les bancals, les bancroches, les abîmés, les esquintés, les fourbus, les rompus, les meurtris, les accablés, les épuisés, les vaincus, les abandonnés, les transpercés, les effondrés, les désolés, les pas de chance, les cloués au sol, les perdus en route, les inconsolés, et ils lui ouvrent le chemin vers une aube sans retour, vers un ultime voyage, peut-être, vers la vallée verte des jours heureux. »
Bien que l’on sache que la biographie, même assaisonnée d’hypothèses psychologiques, ne peut jamais faire comprendre l’artiste, on se demande bien quelle femme il fallait être ou décider d’être pour prendre les photographies de Vivian Maier. Et pourquoi, de son vivant, ne les a-t-elle jamais montrées, allant, à la fin de sa vie, jusqu’à ne plus les faire développer… et les « oubliant » chez un garde-meuble qu’elle ne payait plus…
Sa grand-mère maternelle, Eugénie Jaussaud, avait quitté sa vallée du Champsaur pour s’installer à New-York, laissant à sa sœur sa fille Maria, née hors mariage et non reconnue par le père. Maria rejoindra sa mère en juin 1914 mais la mésentente les séparera très vite. Maria épouse un certain Charles Maier, émigré autrichien dont, malgré les orages d’un couple mal assorti, elle aura deux enfants, Charles Junior en 1920 et Vivian en 1926. Le premier, à force de tourner en rond, finira par mal tourner et la seconde deviendra l’une des plus grandes photographes, ignorée, de son temps.
Il est possible qu’elle ait été initiée par une amie de sa grand-mère, Jeanne Bertrand, originaire comme elle du Champsaur, déjà connue comme une photographe des plus prometteuses et ayant fait la une du Boston Globe.
Après la séparation du couple, Maria rentre en France avec sa fille – mais, fâchée avec sa tante, retourne aux États-Unis. Durant ce séjour, Vivian apprend le français et découvre les plaisirs de la balade en montagne. Elle fait aussi la connaissance de sa grand-tante Marie Florentine qui, plus tard, en fera l’héritière du domaine familial de Beauregard.
C’est cet héritage qui va permettre à Vivian, au début des années 1950, d’acheter l’appareil de ses rêves, un Rolleiflex, un format carré de 6×6, que l’on tient sur la poitrine, permettant une prise de vue discrète, en légère contre-plongée, à une juste distance du sujet. Appareil de ses rêves, oui, mais aussi et surtout appareil de ses ambitions de photographe.
En 1956, après la disparition de la dernière amie de sa grand-mère, Vivian Maier quitte New-York pour Chicago. Elle va continuer son métier de garde d’enfants et continuer de photographier durant son temps libre ou durant ses promenades avec les enfants. Pendant dix-sept ans, elle exercera dans la famille Gensburg. Là, elle dispose d’une chambre avec salle de bain privative qu’elle a tôt fait de transformer en labo photo – ce seront les seuls tirages de sa main que possède John Maloof. Durant cette période, elle se trouve une remplaçante et part seule pendant neuf mois en voyage de par le monde, Cuba, Philippines, Asie du sud, Égypte, et j’en passe. Elle en rapporte évidemment des pellicules.
Une autre planche de contact de la Maloof Collection, du 4 juillet 1959, Kochi, Inde.
Après avoir quitté la famille Gensburg, elle ne retrouvera plus de conditions de vie aussi favorables. Certains témoignages font état d’une certaine aigreur de caractère pouvant aller jusqu’à la maltraitance.
Lorsqu’elle arrête le travail, elle n’a plus un sou. Les frères Gensburg la retrouvent et, ne supportant pas l’idée que leur ancienne nounou en vienne à faire les poubelles, ils l’installent dans un petit appartement et subviennent jusqu’au bout à ses besoins.
Aucune des familles pour lesquelles elle a travaillé n’a eu vent de sa passion pour la photographie – réduite, à la fin, au seul geste de la prise de vue puisqu’elle n’avait plus les moyens ou le goût de faire développer ses bobines. Son appareil en permanence autour du cou ? Sans doute pour eux, une lubie de domestique… Elle n’a probablement pas parlé aux frères Gensburg de ses archives placée chez un garde-meuble… Je pense qu’ils auraient fait le nécessaire.
Personne non plus ne recueillera de sa part la moindre indication, encore moins confidence, sur ses origines et son passé familial compliqué. Vivian Maier a sans doute décidé de faire barrage, ce qui l’a enfermée dans une solitude de plus en plus profonde où il semble qu’elle a fini par se perdre.
Un jour, elle glisse sur une plaque de verglas et est hospitalisée. Placée en maison de convalescence, elle s’y laisse sans doute mourir, le 26 avril 2009, malgré les pronostics favorables des médecins.
Dans le Chicago Tribune, les frères Gensburg publient un faire-part touchant en hommage à leur « seconde mère » :
« Vivian Maier, originaire de France et fière de l’être, résidant à Chicago depuis cinquante ans, est morte paisiblement lundi. Seconde mère de John, Lane et Matthew. Cet esprit libre a apporté une touche de magie dans la vie de tous ceux qui l’ont connue. Toujours prête à donner un conseil, à exprimer ses opinions ou à tendre une main secourable. Critique de cinéma et photographe extraordinaire. Cette personne vraiment unique nous manquera beaucoup, mais nous nous souviendrons toujours de sa longue et formidable vie. »
Pour eux, Vivian Maier était bien « quelqu’un », et quelqu’un qui était une « photographe extraordinaire » !
Gaëlle Josse, dans son livre, rend également un hommage à Vivian Maier, plein de tact et d’empathie. Comme toutes celles et tous ceux qui ont vu et revu les photographies de Vivian Maier et savent les deux ou trois choses que l’on sait d’elle, elle se pose de nombreuses questions, mais elle ne se lance pas dans des explications trop carrées. Le portrait qu’elle dessine autour de la personnalité énigmatique de la photographe se détache sur fond d’obscurité. Une obscurité qu’aucune manipulation de laboratoire ne viendra dissiper.
On peut penser à ces quelques lignes de Rainer Maria Rilke dans ses Notes sur la mélodie des choses, que Gaëlle Josse avait mises en exergue, en 2014, de son roman Le dernier gardien d’Ellis Island :
« (…) nous en sommes encore à peindre les hommes sur fond d’or, comme les tout premiers primitifs.
Ils se tiennent devant l’indéterminé.
Parfois de l’or, parfois du gris.
Dans la lumière parfois, et souvent avec, derrière eux, une insondable obscurité. »
PS : Il reste à évoquer une question que Gaëlle Josse ne soulève pas. La collection réunie par John Maloof comporte de 100 000 à 150 000 photographies prises par Vivian Maier. Même une vaste exposition comme celle organisée en 2013 par le Musée du Jeu de Paume au Château de Tours ne peut en présenter qu’une infime partie qui, malgré les choix effectués avec le plus grand sérieux par les commissaires de l’exposition, ne correspond peut-être pas à ce que la photographe aurait voulu exposer. Par ailleurs, comme le souligne Abigail Solomon Godeau dans l’article traduit par le Jeu de Paume à cette occasion, l’œuvre d’un(e) photographe est le résultat, de la part de l’auteur(e) de multiples choix : le négatif à tirer, la technique de tirage, le support et, éventuellement, le recadrage – on sait qu’il arrivait à Vivian Maier de recadrer les photos qu’elle tirait. Il faut donc bien admettre que l’« œuvre » que l’on nous présente comme celle de Vivian Maier est une construction a posteriori par quelqu’un d’autre. Faute de pouvoir faire une plongée dans la Maloof Collection, il faudra s’en contenter…
Illustrations : Photographies de Vivian Maier, © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Gaëlle Josse, Une femme en contre-jour, Les éditions Noir sur Blanc, 2019.
Article par Guy M.