Violaine Schwartz a beaucoup de talents ; elle est autrice, actrice, chanteuse, danseuse… Elle sait aussi écouter et transcrire ce qu’elle a écouté, conservant les mots de ses interlocuteurs mais imprimant aux phrases son propre rythme.
Son livre, Papiers, est né « d’une commande du Centre dramatique national de Besançon : recueillir la parole d’anciens et d’actuels demandeurs d’asile et écrire, à partir de ces témoignages. » Violaine Schwartz a reçu en quelques jours une dizaine de personnes, « hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, tous réunis par le même destin, l’obligation de fuir, de quitter le pays natal, l’Afghanistan, la Mauritanie, le Kosovo, l’Éthiopie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan ou l’Irak ». Pierre Couchot, du Collectif de défense des droits et libertés des étrangers, lui a également raconté les histoires de personnes dont il s’était occupé, « qui n’avaient plus le courage de raconter toujours la même histoire ». Elle est aussi allée à Mouthe pour rencontrer les Hadaya, une famille de dix Irakiens accueillie par une association, Accueil et solidarité des hauts du Doubs, pratiquement créée pour eux. Elle n’a pas repris ces entretiens dans son livre parce qu’ils se sont déroulés en anglais – il aurait fallu les écrire en anglais pour respecter les paroles de ces gens. Rentrée à Paris, elle a pris contact avec des demandeurs d’asile dans son quartier, vers le canal Saint-Martin, et l’association Français langue d’accueil qui y travaille. Tout cela a donné ce livre où chaque récit de vie vous empoigne dès les premières lignes, ou un peu plus loin, car aucune de ces « vies héroïques » ne peut laisser indifférent(e).
Par exemple, le « Récit de vie n°1409211219671 ».
« (…)
Par où commencer ?
Je suis née normalement le 8 mars 1975 à Masis, en Arménie.
Je dis bien normalement parce que je n’ai pas d’acte de naissance.
Je n’ai rien.
Rien du tout.
Que ma parole.
Je sais juste qu’on fêtait toujours mon anniversaire le 8 mars.
Je m’en souviens parce que c’est la journée internationale de la femme.
Et je sais aussi que mes parents sont nés en Azerbaïdjan, ils sont azéris.
(…) »
Cette femme, qui a deux enfants, a réussi, bien difficilement, à obtenir une carte de résidence de dix ans.
« Dessus il y a marqué :
Pays : indéterminé.
Nationalité : indéterminée.
(…)
C’est quoi, indéterminée ?
C’est moi. »
Et elle en arrive à ses derniers mots :
« Il y a toujours des pourquoi dans ma tête.
Si ça se trouve, je n’existe pas.
Je me demande.
Il n’y a aucune preuve de moi.
Nulle part. »
Si l’on n’est pas trop étouffé(e) par le sentiment d’humanité, on dira que cette femme n’a qu’à aller voir de toute urgence un psychothérapeute et basta ! Mais c’est déjà fait, son itinéraire est passé par là… Des années d’hôpital, sans doute psychiatrique, en dépression sévère – et c’est la volonté de ne pas perdre ses enfants qui l’en a sortie.
On peut aussi s’étouffer de rage impuissante, tout(e) seul(e) dans sa vie bien tranquille… Car cette indétermination d’identité qui lui a été collée sur le dos, tout comme ce numéro impossible à mémoriser, l’amène à cette amère et terrible déclaration de mal-être : « Si ça se trouve, je n’existe pas. »
C’est peut-être le rêve froid des autorités que de pousser à la limite du non-être, ou du désir de non-être, ces êtres humains déjà classifiés, avec la désinvolture d’un « constat factuel », comme « migrants » par la terminologie étatique ou médiatique – c’est presque la même chose –, coupables d’une prétendue « crise » et, par suite, responsables d’une « politique », toutes deux dites « migratoires ». On aimerait tant qu’ils ne soient plus rien, plus personne, n’est-ce-pas ? Et les autorités semblent tout faire pour les « invisibiliser » – encore un horrible mot du vocabulaire devenu courant.
Violaine Schwartz, après avoir écoutées et réécoutées « ces épopées modernes », les a « orchestré[e]s sur la page ». Les extraits cités vous montrent des phrases courtes, fortes, ponctuées par des passages à la ligne. Elles font entendre le souffle de celles et ceux qui racontent, et ce souffle les fait exister devant nous. Ils deviennent non seulement visibles mais encore inoubliables dans leur retenue, leur dignité et leur volonté de laisser témoignage.
Violaine Schwarz n’enchaîne pas ces récits les uns après les autres. Elle ménage des interludes en insérant notamment des exercices d’école – puisque tous les demandeurs d’asile doivent retourner à l’école pour au moins apprendre la langue de leur nouveau pays.
Ainsi cette dictée, empruntée aux Dialogues d’exilés de Brecht, qui suit le premier récit :
« Le passeport est la partie la plus noble de l’homme point
D’ailleurs virgule un passeport ne se fabrique pas aussi simplement qu’un homme point
On peut faire un homme n’importe où virgule
le plus étourdiment du monde et sans motif raisonnable point virgule
Un passeport virgule jamais point
Aussi reconnaît-on la valeur d’un bon passeport virgule
tandis que la valeur d’un homme virgule
si grande qu’elle soit virgule
n’est pas forcément reconnue point final
De Bertold Brecht comme ça se prononce. »
Elle intercale également des pages célébrant en un simple calligramme le vol des oiseaux, des libres oiseaux, des heureux oiseaux migrateurs, qui passent les frontières sans passeports et se fichent éperdument de l’espace Schengen et des règlements Dublin…
Cela peut donner à peu près ceci :
Après avoir eu une pensée pour les « employés de la préfecture » qui attendent que se termine leur journée à compulser « des papiers et encore des papiers et encore des papiers et encore des papiers pour faire des papiers, ou refuser de faire des papiers, et ainsi de suite », l’auteure ajoute une page de conclusion :
« Aujourd’hui, une nouvelle loi, d’une brutalité effrayante, a été votée dans notre pays.
Les tentes se sont multipliées au bord du canal, puis, un beau matin, ont été démantelées, puis ont resurgi.
Un Arménien que j’avais rencontré a été renvoyé dans son pays.
Un autre attend toujours la réponse de la CNDA.
Et un bébé est né à Mouthe, dans la famille Hadaya.
Il s’appelle Lionel. »
Pour ceux qui ignorent ce qu’est la CNDA, Violaine Schwartz donne, après son introduction, une liste des sigles et acronymes parmi lesquels doivent naviguer les réfugiés demandeurs d’asile pour tenter d’obtenir ces fameux « papiers ».
Violaine Schwartz, Papiers, P.O.L. éditeur, 2019
Illustration : Photographie de Carole Achache extraite de sa série Au fil des semaines auprès des sans-papiers, vers 2006, où elle a photographié uniquement les mains de demandeurs d’asile à la permanence RESF du XIIème arrondissement de Paris.
Article par Guy M.