Matt Kish, le voyageur obstiné 2/2

Suite de l’entretien avec Matt Kish, illustrateur américain. Après nous avoir raconté la genèse de ses deux grandes œuvres, l’illustration page par page de Moby Dick de Herman Melville et Le coeur des tènebres de Joseph Conrad, Matt revient sur ses influences graphiques et l’illustration à trois mains des nouvelles d’Italo Calvino.

Tu te présentes souvent comme un autodidacte. Quand tu en parles, ça sonne à la fois comme une richesse et une lutte constante. Est-ce que les deux projets « Une image par page » t’ont aidé à maîtriser ta prolificité ? Ou bien est-ce encore pire ?

Une fois, j’ai raconté que mon année et demi à illustrer Moby Dick avait été la meilleure des écoles d’art. Je n’aurais pas pu en trouver de meilleure. Travailler tous les jours, avec une telle ardeur et une telle volonté, ça m’a beaucoup appris sur mes capacités et puis aussi sur les matériaux, ceux que je voulais utiliser. Et sur comment illustrer une histoire. J’ai pris beaucoup confiance en moi durant ces « journées Moby Dick » et puis aussi avec Conrad et Calvino. Je me suis rendu capable de visualiser des choses dans ma tête, tout en sachant que j’allais pouvoir transposer cette image imaginée en image réelle. Même si c’était très dur, même si ça m’a pas mal coûté, ça m’a montré ce que je pouvais faire en tant qu’artiste et où je voulais aller. Je ne sais pas trop si je vais un jour recommencer quelque chose comme les illustration de Moby Dick, tous les jours, avec ce rythme, mais je n’ai absolument aucun regret d’y avoir passé tant de temps.

Dans les histoires que tu illustres, on chasse des baleines, on s’enfonce profondément au sein d’un continent hostile, on raconte les histoires de cités innombrables, on explore l’espace … A chaque fois, tu développes tes dessins autour de l’infini ou du multiple. Ça résonne tout à fait avec le genre d’images que tu crées. Comment fais-tu pour trouver l’inspiration ? J’ai vu que tu utilisais pas mal de carnets …

C’est marrant que tu parles d’exploration et d’infini. Les histoires qui m’ont toujours attiré sont des histoires de voyage. Moby Dick, le Cœur des ténèbres et même les Cités invisibles, ce sont des récits de voyage. Ils nous emportent loin de nos vies, et du monde confortable dans lequel nous vivons et ils nous racontent des choses bien au-delà de notre imagination. C’est ce que je recherche dans un livre, ce dont j’ai terriblement besoin. Et c’est aussi ce que j’ai envie d’illustrer.

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Moby Dick, page 266

L’inspiration me vient par surprise. Comme je suis autodidacte, j’ai été surtout inspiré par ce qui serait improprement étiqueté comme de la culture de masse – les comics, les cartoons, les jeux vidéos, les livres de SF et de fantasy avec leurs couvertures, les films… tous les trucs comme ça. Je regarde toujours autour de moi, et je regarde toujours ce qui est artistique… et j’ai une très bonne mémoire de tout ce que j’ai pu voir. Je n’ai jamais envie de faire deux fois la même chose, alors, je cherche toujours de nouveaux projets et de nouvelles façons de créer. Beaucoup de mes idées démarrent à partir de croquis dans des carnets, mais ce sont des petits laboratoires pour les idées. Ces idées, à la base, viennent d’une vie passée à regarder autour, tout ce qu’il peut y avoir dans le monde.

Puisque tu parles de culture, justement, à quoi ça ressemblait de grandir aux Etats-Unis, concernant les images et les histoires ? A quoi avais-tu accès ?

Je suis né en 1960, donc, mon enfance c’était dans les années 70 et le début des années 80. Il n’y avait pas internet à l’époque et beaucoup moins de technologies, donc, il fallait s’employer pour trouver les choses … en allant dans des librairies, chez des disquaires, etc. Mes deux parents adoraient les bouquins et la lecture, je suis né dans une maison déjà pleine de livres. Mon père adorait Le seigneur des anneaux. Il avait les livres, des affiches, des magazines et même quelques comics. Donc, beaucoup de ce que j’ai fait par la suite, ça vient de lui, et du fait de passer du temps dans ses collections quand j’étais enfant. Il adorait aller dans des librairies, alors il m’emmenait souvent et m’acheter les livres et les bandes dessinées qui m’attiraient. Ce qui me fascinait, c’était à quel point les images disaient autant que les mots, dans ces comics. Très très jeune, ça m’a laissé une forte impression et je crois que j’ai gardé cette idée de pouvoir raconter une histoire avec des images, depuis. C’est là que je pense qu’être autodidacte, ça a été une bonne chose, ça m’a laissé libre de tous le conditionnement que j’aurais subi en école d’art. Ça m’a permis de développer naturellement une voix et un style propre en combinant toutes ces influences.

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Moby Dick, Extraits, extrait 73

Dans une autre discussion, tu mentionnais cet aspect « old school ». C’est très intentionnel, c’est parce que beaucoup des choses dont je m’inspire viennent d’un temps où la seule manière d’avoir accès à quelque chose, c’était de trouver le livre, la bande dessinée, le disque ou bien le film dans un magasin. On ne pouvait pas aller sur internet et chercher l’image dans Google. On avait quelque chose de concret à tenir entre les mains. On pouvait sentir le papier et sentir l’encre, le livre avait un poids. Je veux que ce que je fasse soit toujours en lien avec ce sentiment physique… qui a malheureusement quelque chose de suranné.

Par exemple, peux-tu nous en raconter un peu plus à propos de ces couvertures de comics que tu re-dessines ? En France, mis à part une vogue très récente, nous ne sommes pas très familiers de ces bandes dessinées-là. Quand j’ai regardé tes couvertures « redessinées », je me suis dit : « voilà quelque chose qui a du rentrer très loin dans la tête d’un gamin ! », toutes ces couleurs, ces planètes, les héros...

Les couvertures de comics, c’est un travail assez récent. Au départ, en début d’année, j’ai fait une expo avec un autre artiste dans un musée d’art contemporain. Il m’a fallu faire à nouveau une centaine de dessins, totalement nouveaux, en continuant à explorer différents passages de Moby Dick. La partie que j’ai préféré, c’était une série de 10 illustrations appelées « Broadsides ». Je l’avais imaginée comme étant une série d’affiches qu’on aurait pu trouver, collées sur les murs des villes baleinières dans les années 1800. La chasse à la baleine, c’est un boulot très dur, extrêmement brutal. Beaucoup de marins mourraient… et ceux qui survivaient ne devenaient pas riches pour autant. J’avais vraiment du mal à imaginer qui pouvait se présenter pour être pêcheur de baleine. Alors, ces affiches, je les ai faites comme des affiches de propagande, en y peignant une scène de pêche, avec tous ces morceaux découpés dans de vieux comics. Tu vois, le genre de vieux comics américains avec des super-héros, dans les années 70 ou 80, avec plein de publicité qui ciblaient exclusivement les jeunes garçons. Tout était dédié au fait de prendre du muscle, de devenir plus fort, de partir à l’aventure et de devenir riche. Le vocabulaire des comics et des pubs à l’intérieur, ça a eu un rôle important dans ces nouvelles œuvres.

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Broadsides. This Can Be Your « Big Break ».

Ce projet m’a poussé à m’intéresser aux couvertures de ces vieux comics et à les re-dessiner, en le faisant depuis un point de vue actuel. Découvrir ce qui les rends si efficaces, si vivantes. Une bonne couverture de comic, elle doit raconter une histoire. Elle doit convaincre l’acheteur potentiel que derrière cette couverture, il en aura pour son argent. Il y a une vraie puissance là dedans. D’une certaine façon, ces couvertures sont comme des stupéfiants, notamment pour les jeunes gens qui cherchent des aventures incroyables. Alors, pour moi, les re-dessiner, c’est une manière d’explorer et d’exploiter ce pouvoir. Et c’est aussi une façon de me replonger dans l’émerveillement que je ressentais en étant un de ces jeunes gens.

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Broadsides. Overwhelming / You Will All Die In Pain.

C’est marrant comme la culture du comics américain est différente de celle en Europe. Jusqu’à très récemment, ces comics étaient considérés presque comme des immondices. C’était des choses douteuses, pour des sales gosses, limite délinquants, ce n’était pas du tout quelque chose d’artistique, de sérieux. C’est une des raisons pour lesquelles, à mon avis, ces couvertures étaient si clinquantes, si voyantes et exagérées.

Tu as fait un autre projet, qui a commencé sur internet : une collaboration avec deux autres artistes, autour d’un autre de tes livres favoris,  Les cités invisibles d’Italo Calvino. Ce sont des histoires à propos des villes que Marco Polo a traversé, telles qu’il les raconte au grand Kublai Khan. Vous avez partagé le travail en trois parties, chacun ayant un tiers des cités à représenter. L’ensemble des dessins et des peintures se retrouve en ligne, dans son intégralité. Vous avez même poursuivi après en illustrant les Cosmicomics, toujours de Calvino. En quoi ce travail était différent des précédents ?

Le projet sur Calvino était différent, vraiment très différent… et même encore plus que ce que j’avais pu imaginer. L’idée d’illustrer chacune des 55 cités invisibles de Calvino a presque commencé comme un pari entre nous. Joe et Leighton, les deux autres artistes sont des bons amis à moi. Ils sont aussi autodidactes. On était tous les trois de grands admirateurs de l’œuvre de Calvino et on a évoqué en blaguant ce projet sur les cités invisibles, durant un dîner. On y a réfléchi et puis on s’est dit que c’était une bonne idée, qu’il fallait essayer et on a commencé à formuler quelques règles pour nous diriger.

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Invisibles Cities, Zoe.

J’avais l’impression que ça allait être plutôt un travail de type collaboratif, avec chacun qui allait évaluer les illustrations des autres, les critiquer, donner ses impressions. En réalité, ce qui s’est passé, c’est que chacun d’entre nous a fait son voyage en solitaire. Comme si chacun de nous avait été un Marco Polo partant à la rencontre de l’empire du Khan. On s’encourageait mutuellement, on se soutenait, et le travail final présente vraiment trois visions très distinctes du travail de Calvino. Ce qui m’a fasciné, c’est que malgré ça, j’ai vraiment l’impression que les 55 illustrations marchent très bien ensemble. Les illustrations de Joe sont les plus littérales de nous trois, en montrant une « vraie » cité. Celles de Leighton sont un peu médianes, entre réalité et abstraction. Et les miennes sont très abstraites ; ce sont vraiment des tentatives de distiller l’essence de chaque cité, avec des couleurs et des formes suggérant idées et impressions. Alors, le résultat, c’est comme si on avait créé un spectre d’œuvres qui couvrent tous les aspects du voyage de Marco Polo à travers l’empire du Khan. Une grande mosaïque voyageuse pour le livre. Nous avons été collaborateurs et pourtant jamais co-équipiers.

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Invisible Cites, Baucis.

Et, en parlant de ce que tu décrivais plus tôt comme un « sentiment suranné », est-ce qu’on aura la chance de tenir entre nos mains une version papier de ce travail ?

Malheureusement pas pour les Cités invisibles. On a essayé de se faire publier, et mon agent a contacté la veuve d’Italo Calvino, qui s’occupe de ses droits. Elle a été très gentille, mais elle a fini tout de même par nous refuser le droit à la publication d’une nouvelle version du livre, avec nos illustrations. Elle nous a dit qu’elle pensait qu’il était important que les Cités invisibles ne soient jamais publiées dans une version illustrée officielle parce que ça se mettrait vraiment en travers du chemin du lecteur… contre son imagination personnelle, sa capacité à visualiser les cités. Tout en étant chagrinés de ne pas pouvoir publier notre travail sous la forme d’un livre, nous comprenions ses raisons et bien sûr, nous avons respecté son souhait.

Ah ! C’est frustrant ! Vous avez quand même pu organiser une exposition de toutes ces œuvres ?

Oui, on a fait une exposition, qui comprenait aussi des extraits du texte. Nous venons tout juste de terminer les Cosmicomics de Calvino, aussi, et pour ça, il y aura une exposition aux USA durant les mois d’automne.

Toutes les illustrations proviennent du site de Matt, www.matt-kish.com et ne peuvent être utilisée et reproduites qu’avec son accord.

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