Je me suis assise sur le banc, les lattes de bois sont froides, un peu humides, je le sens malgré mon manteau. J’ai posé le sac à côté de moi, il est très lourd. Sur le chemin, la lanière pesait sur mon épaule, j’ai dû le poser plusieurs fois. Mais maintenant, je suis arrivée. Le lac est très beau ce matin. Le soleil est froid, il trace des lignes blanches sur la surface de l’eau. Il se reflète aussi sur mes chaussures, et le cuir devient plus clair, presque blanc, sur toute une partie de mes bottines. Sous mes pieds la terre est mouillée, lourde et tassée, quelques îlots de mousse, très verts, c’est étonnant ces couleurs, le soleil du matin transforme les choses, elles me paraissent très dures, très vives. Le marron, l’ocre des feuilles, le vert de la mousse, de petits points noirs comme des paillettes, ce sont des aiguilles de pin. J’ai froid. Je n’ai pas pris d’écharpe, je vais tomber malade. Victor me dit toujours de mettre une écharpe, tiens, prends ton foulard, il fait froid dehors tu sais, et il me la glisse autour du cou, il m’embrasse sur la joue. Je me demande s’il est déjà levé, à quelle heure il se lève quand il est en déplacement. Il a des rendez-vous. Il s’habille avec goût, choisit sa cravate. S’il prend un croissant au petit déjeuner à l’hôtel, il doit vérifier qu’aucune miette ne tombe sur son veston. Il essaiera de m’appeler ce midi, mais je ne pourrais pas répondre. J’aurais peut-être du lui écrire une lettre. Mais que dire aussi? Je n’avais pas d’idée, j’ai essayé. J’ai pris un morceau de feuille blanche, et un stylo, et j’ai écrit « Cher Victor ». J’ai voulu continuer, mais rien, rien n’est venu. J’ai froissé la feuille, et je l’ai mise dans ma poche. Je crois qu’elle y est encore, oui, elle est là. Il y a autre chose dans ma poche, un mouchoir, un élastique, un ticket de bus. Je ne prends jamais le bus. Ah si je l’ai pris pour aller chez Sophie, il pleuvait beaucoup, et j’ai vu ce gros véhicule qui s’arrêtait, je suis montée. C’est agréable de voyager en bus quand il pleut dehors, il y a des passagers qui sont là depuis longtemps, assis, le visage rouge, surchauffé, et ceux qui viennent seulement d’entrer, les vêtements ruisselants, l’un d’eux essaie de fermer son parapluie mais il y a trop de monde, il n’y arrive pas, et la vieille dame derrière lui veut poinçonner son ticket, et elle dit à voix haute « monsieur », et le monsieur au parapluie rougit, je ne sais pas si il a honte, s’il est en colère ou si tout à coup la chaleur du bus lui est monté au visage. Victor prend le bus tous les matins, la voiture c’est seulement pour les longs trajets, il faut penser à la planète, aux services publics, aux transports en communs, aux abonnements, à la vie de la municipalité. Heureusement pour aller à la librairie, je n’ai pas besoin de bus, ou de voiture, elle est si proche de l’appartement. Ce matin, je n’y vais pas, Mr Montier va se demander où je suis, il va appeler à la maison, mais Victor n’est pas là, et moi non plus. Michèle devra ranger seule les nouveaux arrivages, les cartons de réassorts, les offices qui vont arriver ce matin. Ça m’ennuie de la laisser seule avec tout ce travail. Mr Montier sera furieux. Pauvre Michèle, elle va avoir une drôle de journée. Je l’aime bien, mais je suis contente de ne pas la voir aujourd’hui, de ne pas aller à la librairie, de ne pas remettre les livres en rayon, ouvrir les cartons, tirer sur le gros scotch marron qui colle aux rebords, prendre les ciseaux, enlever les oreillers de plastiques qui protègent les ouvrages, et passer les codes barres, et faire des tas de livres, les emporter dans le rayon correspondant, les ranger, réciter dans sa tête l’alphabet, R, S, T, U, le T est avant le U, et faire une place dans le rayonnage, aligner les livres, vérifier que les clients n’ont pas trop dérangé la veille, il faudra vérifier encore demain, et surtout être disponible, bonjour madame, puis-je vous renseigner, je cherche ce livre, et elle sort un petit morceau de papier avec une référence, oui je vais regarder si nous l’avons, je tape sur l’ordinateur, je peux vous le commander, il arrivera d’ici une semaine, très bien, elle range son papier dans son sac à main, elle sourit, les gens me disent, « quel merveilleux métier, travailler au milieu des livres », et je souris aussi. Donc j’avais pris le bus, oui, pour aller chez Sophie, elle avait organisé cette petite soirée, il y avait Mélanie et Camille, Sophie organise tout très bien, elle avait disposé les petites tomates dans des bols, des amandes, du guacamole et des bâtonnets longs et fins avec des graines de sésame. Elle avait mis de la musique, surement du jazz, et nous nous sommes assises sur des canapés, la lumière tamisée, douce, Sophie racontait qu’elle allait maintenant le jeudi soir à une séance de méditation, on s’assoit en tailleur, pour ceux qui peuvent dans la position du lotus, le dos droit, face au mur, on regarde le mur, et il faut vider son esprit, vider son esprit, essayer de ne plus penser à rien, pendant trente minutes, et on se rend compte de ce qui nous fait souffrir, on se sent beaucoup mieux après, et Sophie croise les jambes, se renverse dans son fauteuil, elle avale une petite tomate et allume une cigarette, il y a des garçons super qui viennent à cette séance, l’un d’eux est rugbyman, il m’a donné son numéro de téléphone jeudi dernier dit Sophie, et Camille dit qu’elle fait du Tai Chi. Est ce que c’est la même chose que le Qi Gong je demande, non ce n’est pas pareil. Le Tai Chi, on le fait au jardin des plantes, même quand il neige, le Qi Gong, ce sont des mouvements très lent mais c’est comme le karaté, les personnes qui en font depuis très longtemps sont aussi fortes que celles qui font du karaté, je hoche la tête, je vais m’en souvenir. Mélanie, elle, a fait de la sophrologie pour accoucher, elle devait imaginer que sa chaise était dans une pièce, dans un bâtiment, dans une rue, dans une ville, dans une région, dans un pays, dans un continent, dans le monde, dans l’univers, et après refaire le chemin à l’envers, revenir à sa chaise, et ça doit aider à se détacher de la douleur mais Mélanie a eu mal quand même, elle pensait qu’il fallait attendre pour la péridurale donc elle n’a pas voulu qu’on la lui injecte tout de suite, mais en fait, comme son acouchement avait été déclenché, elle aurait pu avoir la péridurale, la sage femme ne le lui avait pas bien expliqué, alors elle a eu mal longtemps, mais maintenant elle est enceinte du deuxième, elle fait encore des séances de sophrologie, elle se demande si c’est vraiment utile, c’est comme acheter des légumes bios pour les petits pots du bébé, il faut faire tous les supermarchés pour voir où les légumes bios sont moins chers, ce n’est pas facile.
Je froisse le ticket de bus dans ma poche, je n’ai pas appelé Sophie, même après le rendez-vous chez le médecin. Je n’aurais pas su quoi lui dire. Je n’ai pas non plus osé le dire à Victor. D’ailleurs, je n’ai jamais rien su dire à personne, même quand j’étais petite et que mes parents étaient encore là, je rentrais de l’école en pleurant parce que Léa avait écrit à la craie sur le mur de la cour de récréation des méchantes choses, et la maîtresse n’avait pas vu mais tous les autres enfants avaient vu, et j’avais seulement une vague idée de ce que ça pouvait être « une pétasse », mais je savais que c’était quelque chose de très honteux, j’avais vraiment honte, et je pleurais en rentrant à la maison, et quand maman m’a demandé, que se passe-t-il ma chérie, j’ai menti, j’ai dit que j’avais mal à la gorge et que ça me faisait pleurer. Pourtant ce n’était pas mentir tout à fait car quand je suis malheureuse, ma gorge se met à gonfler, à brûler, et j’ai du mal à respirer, et mes yeux gonflent, et je pleurais devant maman qui m’a pris dans ses bras, elle m’a mis au lit et elle a préparé un lait chaud au citron, c’est bon contre le mal de gorge. Mais, là, il n’y a pas de traitement, pas de lait au citron, le médecin m’a regardé, il m’a dit, non, vous ne pourrez pas en avoir, les résultats sont formels, et j’ai pensé à Mélanie, à la sophrologie, à la péridurale, ma gorge ne gonflait pas encore, j’étais comme un petit squelette qu’on agite, j’entendais tous mes os bouger à l’intérieur, mais ça ne se voyait pas du tout à l’extérieur, je me suis levée, j’ai serré la main du médecin, et il m’a dit, vous pourriez songer à l’adoption, et je me suis répétée ses mots dans la tête dans le couloir, dans l’ascenseur, dans le parking, dans la voiture et en rentrant à la maison, heureusement Victor n’était pas là hier soir. Tiens, qu’est ce que c’est que ces oiseaux qui passent au-dessus du lac, on dirait des corbeaux, des grandes ailes noires, je n’avais jamais vu de corbeaux voler en groupe, ils vont vite, par dessus le lac, ils disparaissent au loin. Je regarde à droite et à gauche sur le chemin, il n’y a personne, je suis bien ici, je suis tranquille. Je mets la main sur mon sac, il est à côté de moi, je sais qu’il est lourd, c’est rassurant. J’ai encore un peu de temps.
J’ai froid aux pieds, je remue mes orteils dans mes chaussures, ce sont mes bottines, le soleil se reflète sur le cuir, la lumière du matin est belle, c’est l’automne. Je sais que Victor voulait vraiment un enfant, il adore les enfants, quand il en voit un il sourit, il joue avec les fils et les filles de nos amis, il fait le cheval, il les prend sur les épaules, il tourne, c’est l’avion, ou Tarzan, ou le grand méchant loup. Il m’aurait pris dans ses bras pour me consoler, et il m’aurait dit, nous pourrions songer à l’adoption, et il aurait souri en passant sa main dans mes cheveux, dans mon cou, comme s’il apaisait une jument. Je ne sais même pas si j’avais envie d’avoir un enfant, c’est plutôt comme une impression, l’impression que si mon ventre ne gonfle pas, je ne suis qu’une petite aiguille de pin noire, une paillette par terre parmi la mousse, un éclat de bois vermoulu, pourri, une punaise qui se promène parmi les humains, les générations d’humains qui se suivent, qui couchent ensemble, les bébés qui naissent, et moi une petite punaise, inutile, noire, une paillette, une impression insupportable, autour tous les bébés et tous les ventres, et les choses qui se transmettent de ventres en ventres, les histoires de famille, les yeux des grand-mères, les mimiques des oncles, les sourires, les voix, et dans mon ventre à moi rien de tout ça, pas de lien avec l’humanité, vide, plate comme un poisson qui n’est pas vraiment comestible et que le pêcheur rejette dans la mer, le filet a abîmé ses nageoires, il essaie de nager mais il ne peut plus, il va mourir dans un fond d’algue et de sable. Je me demande s’il y a des poissons dans ce lac, je ne vois jamais de promeneurs du dimanche avec des cannes à pêche, pourtant c’est un grand lac, et profond, il y a forcément des poissons. Victor aime bien la pêche, il est doux et calme, et si gentil avec moi, même quand il est en déplacement il pense à m’appeler, et quand Sophie ou Caroline racontent leurs histoires terribles avec tel ou tel rugbyman, il est venu chez moi mais il ne m’a jamais rappelé, ou bien c’était l’amour fou, on couchait ensemble tout le temps, dans les toilettes du cinéma, mais il a rencontré cette fille, et je m’en suis aperçue en regardant dans son téléphone un jour où il avait un match, alors j’ai pris toutes ses affaires et je les ai balancées par la fenêtre, mais Victor ne voit pas d’autres filles, il m’aime, il est très attentionné, il ne voit pas que je suis un poisson vide, et moi, je ne peux plus le regarder, je ne peux plus le regarder sourire, j’ai honte mais j’ai envie de le griffer, de lui cracher au visage, j’ai envie qu’il me laisse tranquille. Heureusement qu’il n’était pas là hier soir, il aurait fallu lui dire et je n’aurais pas supporté qu’il me console, ma gorge aurait gonflé, gonflé, parfois je crois qu’elle va exploser. Ma mère non plus n’aurait pas su me consoler, et mon père encore moins, mais je ne le saurais pas puisqu’ils ne sont plus là, au moins je n’aurais pas à supporter leur regard, sympathie, pitié, notre petite fille qui n’est même pas capable d’avoir un enfant, elle est trop fragile, la pauvre, à moitié infirme, pas vraiment une femme, ma mère aurait peut-être été soulagée, elle m’aurait pris dans ses bras, ma petite fille, tu sera toujours ma petite fille, un lien de toi à moi, de moi à toi, et jamais d’autres liens de sang pour te transformer en femme, ta place est dans mes bras, la maman c’est moi, ma petite fille, mon petit oiseau, un petit oiseau dans un nid, des pattes roses, fragiles, et des ailes qui ne tiennent pas au corps. Un jour j’ai ramassé un petit moineau, il était encore tout rose et transparent, à peine recouvert de duvet, une petite vie, je ne savais pas quoi en faire, je l’ai reposé au pied de l’arbre, j’espère qu’il n’y avait pas de chat dans les parages. Il y a des oiseaux, des passereaux dans l’arbre derrière moi. Je tâte le sac à côté de moi, il est froid, il n’a pas bougé. Je l’ouvre.
Un à un, j’attrape les galets et je les glisse dans les poches de mon manteau. Un grand manteau de laine, bien chaud, avec de grandes poches, si je n’avais pas oublié de mettre une écharpe, je n’aurais pas eu froid. Les pierres sont lisses et douces, grises, de toutes les nuances de gris avec parfois un peu de blanc. Je les ai ramassés au bord de la mer, chaque fois que j’allais à la mer, je ramassais un ou deux galets, les plus jolis, choisis parmi des milliers et des milliers de galets, des horizons entiers de galets recouverts périodiquement par la mer. Lorsqu’ils sont mouillés par l’eau, que la mer descend, les galets sont bien plus beaux, ils brillent, et leurs gris prennent d’autres reflets. On peut les choisir plus facilement s’ils sont mouillés, car les plus beaux galets sautent aux yeux. Les plus beaux galets sont ceux qui tiennent dans la main, et qui prennent vite la température du corps. Ils sont doux, et lisses, ronds, très ronds, d’un beau gris comme un ventre de baleine. J’en ai toute une collection, et ce matin pour remplir le sac, j’ai choisi les plus beaux galets, les plus beaux parmi les plus beaux. Il ne faut pas faire les choses au hasard.
De toute façon, si j’avais eu un bébé là dans mon ventre, trop difficile, traverser la rue, se faire bousculer en entrant dans un magasin ou demander une place dans le bus, dans la queue de la pharmacie, les clients de la librairie auraient regardé mon ventre, et Michèle m’aurait interdit de porter les cartons. Et plus tard le bébé aurait pleuré, Victor en déplacement et moi avec le bébé qui pleure, le bébé dans mes bras, les promenades en poussette pour l’endormir, et les autres parents qui mettent leur bébé dans un petit sac pour le porter près du corps, de bons parents. Je n’aurais pas su, je ne suis capable de rien. Même marcher dans le lac ne sert à rien. C’est très égoïste, je suis quelqu’un de très égoïste, incapable de s’intéresser aux autres. Maman me l’avait dit quand j’étais plus petite, et c’est vrai. Il n’y a que les gens égoïstes qui veulent mourir, les gens minables, qui ne sont pas capables d’utiliser les forces que les autres leur donnent. Victor me donne des forces, il est si doux, si patient.
Tout ça est très fatiguant, mais la lumière est belle, il ne faut pas perdre cela de vue, on entend les passereaux, et les grandes poches de ma veste sont pleines. Mes bottines brillent, je déplie les jambes, mes bottines sont bien plantées dans la terre, j’avance mes pieds, le lac est très calme, mais il est froid, l’eau glisse sur mes bottines, un pas, le fond du lac est vite plus profond, mes collants et ma jupe sont mouillés, j’essaie d’aller doucement pour ne pas rider la surface du lac, ma jupe flotte mais mes poches pèsent lourd, je mets mes mains dedans, je caresse les galets, j’ai de l’eau jusqu’au visage. J’avance, je suis sous l’eau, mes cheveux flottent comme des algues.
Texte d’E. Feltgen
Illustration de Carl Larsson