J’ai hésité à évoquer ici le dernier livre du comité invisible Maintenant (sorti le 21 Avril aux éditions la Fabrique). Des années après la lecture de la revue Tiqqun, de L’appel, et des autres livres du comité invisible, j’avais l’appréhension d’y retrouver l’arrogance et la suffisance qui parcourent ces écrits, par ailleurs tout à fait passionnants, nécessaires. Mais Maintenant m’a agréablement surpris. Au delà du ton il est vrai peu amène (quoique plus apaisé que dans L’insurrection qui vient) le livre revient sur des points essentiels. Cet article voudrait montrer pourquoi nous avons aujourd’hui besoin de cette pensée, malgré ses défauts.
En fait j’aurais aimé ne pas avoir à écrire ce texte car pour justifier l’intérêt de la lecture de Maintenant il faut revenir sur ce que notre époque comporte de désastreux.
Il y a quelques années nous n’aurions pas imaginé ce qui constitue le « maintenant » de l’époque : la catastrophe écologique est en cours ; l’état d’urgence est en passe d’être normalisé et on ne compte plus les exactions policières ces dernières années ; les emplois disparaissent ou se précarisent ; tout est géré comme un business. Le président français, comme celui des Etats-unis, est un « homme d’affaires ». Les médias de « référence », comme Le Monde, censurent une tribune anti-Macron…
Ce qui frappe le plus c’est évidemment la sensation d’impuissance qui s’accroît. Des jeunes gens sont matraqués ou arrêtés chez eux. On les tire du lit, au petit matin, plaçant un bébé de dix mois dans les mains d’une policière, sous les remarques hilares d’hommes cagoulés (des policiers de la BAC avec des écussons représentant une faucheuse). Ils sont arrêtés pour avoir manifesté.
Nous n’en sommes plus à attendre que 1984 arrive. Nous avons nous-mêmes édifié Big Brother (les « big data ») etc…
Il y a en effet plus qu’urgence à penser et agir « maintenant ».
L’intérêt du livre du comité invisible est de nous rappeler que ce « maintenant » compte. Qu’il n’est pas séparable de nos vies quotidiennes et que nous y pouvons quelque chose à condition de mieux observer le réel et de s’y inscrire durablement.
En effet, ce qui fait l’inertie de nos sociétés, et leur désagrégation, c’est le fait d’avoir laissé glisser la vie entre les mains d’une sphère séparée, la « politique ».
Le livre Maintenant ne semble dire qu’une seule et même chose sur sept chapitres : il n’y aura pas de liberté, de monde meilleur, si nous n’abandonons pas l’idée qu’il faille gérer ce monde. Le vice de départ, c’est le rapport au monde comme calcul, c’est l’économie. L’économie amène la gestion, et la gestion réduit le vivant à une existence dont le sens ne se laisse plus saisir.
A l’heure actuelle je ne connais pas d’autres courants de pensée qui mettent en valeur l’essentiel de cette façon. Tous les théoriciens et experts de la télévision et des magazines s’accordent sur le fait que le monde doit être géré. Et l’on voit aujourd’hui où cela mène, comment on « gère », par exemple, des flux migratoires.
Destitutions
Le chapitre le plus intéressant du livre s’appelle « Destituons le monde ».
Destituer le monde cela veut dire sortir du domaines des institutions. Les institutions sont les fictions collectives (L’État, le citoyen, la justice, l’école, la famille…) que les sociétés se donnent au cours de leur histoire.
Le texte part de ce constat parfaitement éclairant : « Le réel a quelque chose d’intrinsèquement chaotique que les humains ont besoin de stabiliser en lui imposant une lisibilité, et, par là, une prévisibilité. » (page 67) De là le rôle des institutions :
« Ce que procure toute institution c’est justement une lisibilité arrêtée du réel, une stabilisation ultime des phénomènes. » (page 67)
Le rôle des institutions c’est de nous épargner d’avoir à construire des lectures singulières du réel. Et la conséquence c’est que le sens des événements est brouillé par l’habitude, par la facilité, la propagande, le journalisme. C’est la vraie défaite de la pensée.
La première des choses à penser c’est la « société » : défendre la société, ce n’est pas défendre une ou un ensemble d’institutions, c’est vouloir vivre. Et vivre avec « les autres ». Défendre la société, ce n’est pas protégér une population (population est un mot pour les gouvernants qui n’ont que faire de ce qui se joue dans les rapports humains, pour preuve leurs politiques). Défendre la société ce serait plutôt construire dès maintenant des formes qui donnent de la place aux liens existants, aux rencontres, aux amitiés etc… Car celles-ci, empêtrées dans le monde des institutions, ne parviennent plus à trouver de souffle. Défendre la société c’est peut-être renoncer à l’idée qu’il existe une société, qu’elle est homogène, qu’elle doit être contrôlée, gérée.
Ce qui fait une vie humaine c’est tout ce qui constitue son rapport au monde : ses déplacement, sensations, émotions, sa singularité dans les gestes, les histoires, les rencontres…
Notre rapport au monde, ce n’est pas ce qu’il y a écrit sur une carte d’identité, ni sur une page facebook, c’est notre façon d’être aux événements et aux êtres que nous rencontrons.
Notre rapport au monde est complexe, fait de chocs psychiques, d’émotions, d’image, de coups, de plaisirs…
Bien sûr on peut dire de quelqu’un que c’est « un étudiant de socio parisien » mais cela n’énonce réellement que les masques dont on s’autorise à l’affubler.
Aussi la question n’est pas de réinventer une façon plus « vraie » de parler, mais de comprendre comment les institutions sociales transforment le réel à tel point qu’on ne perçoit plus le plan de consistance sur lequel les choses ont réellement lieu.
On confond une « opération de police » ou de « maintien de l’ordre » avec le fait que des gens sont tabassés dans leurs duvets parce que quelque part des gens dans un bureau ne savent pas quoi faire d’eux.
Tout est une question de langage et de gestes. Il est grand temps de parvenir à développer un regard sur le réel qui ne passe pas par le vocabulaire des institutions et de l’économie. Le capitalisme à visage humain n’existe pas. Et « visage humain » ne veut rien dire, l’ « humain d’abord » non plus. En revanche cela montre bien qu’il y a un réel désir de sortir d’une machine infernale qui ne fait que nous éloigner de ce que la plupart d’entre nous désirent : être libre de chercher le sens de sa vie.
Combien sommes-nous à nous questionner sur le sens de la vie ? C’est de cela dont il s’agit, récupérer le sens qui s’enfuit, qui s’échappe chaque fois que l’époque nous le confisque.
Quand j’étais enfant je croyais que les promotions et la publicité c’était un peu d’exagération pour vendre et faire rêver. En fait ce ne sont que des mensonges pleins et entiers.
On peut regarder une demi-journée de France Télévisions sans rien y voir de vrai, surtout pas à l’heure du journal télévisé. Sur les plateaux de télévisions lors des soirées éléctorales des présidentielles par exemple, tout le monde mentait, à chaque prise de parole. Je me souviens aussi de ce moment de télé, il y a quelques années : le présentateur vedette annonçait la mort accidentelle de deux jeunes qui essayaient de voler du cuivre sur un chantier de la sncf. Il concluait en disant que cet événement nous ramenait à une triste réalité : « celle du coût des vols de cuivre pour l’économie ». Nous ne percevons manifestement pas les mêmes tristes réalités.
Nous recevons tous les jours des appels de gens qui ne nous connaissent pas, qui cherchent à nous soutirer de l’argent pour le compte de gens qu’ils ne connaissent pas, pour obtenir eux-mêmes un salaire misérable. Lorsque nous remplissons un papier quelconque nous faisons semblant, encore, de rentrer dans des cases. Personne ne rentre dans des cases.
Voilà ce que c’est que l’économie aujourd’hui, la perte généralisée du sens des événements et du réel (voyez n’importe quel courrier de la CAF). C’est épuisant.
Comment croire que nos vies sur terre, complexes, si pleines d’espoir et parfois de poésie, vont s’épanouir dans ce désastre existentiel ? D’ailleurs tant qu’il y aura l’économie et ses institutions, il n’y aura pas de société « juste » puisque le capitalisme c’est la compétition.
Il y a nécessairement des canaux, des voies, par lesquels les désirs doivent fluctuer.
Destituer le monde ne signifie pas instaurer le chaos. C’est faire confiance au jeu des passions humaines, aux désirs, à leur pouvoir de former de belles choses. Au contraire des institutions, crées pour neutraliser toutes les passions, toutes les intensités.
C’est de la même façon que Guattari et Deleuze distinguent les devenirs révolutionnaires de la révolution. La révolution (la faire, la réussir, la trahir…) c’est une institution. Les devenir-révolutionnaire c’est toujours ce qui perce, ce qui échappe, ce qui résiste à l’institutionnalisation. Il faut aider l’herbe à pousser entre les remparts.
Justement je voudrais faire apprécier l’actualité de la pensée de Guattari, dans son vocabulaire si spécifique :
Toutes les anciennes façades de l’État, toutes les visagéités vénérables des pouvoirs traditionnels – le pouvoir paternel, patronal, scolaire, religieux, médical, etc… – sont tellement décrépites qu’il est devenu nécessaire, désormais, de rééquiper chaque domaine institutionnel, d’une territorialité de secours, d’une visagéité d’artifice, par exemple celle du banquier, sur l’affiche publicitaire, qui propose l’image avenante d’un capitalisme « tout à votre service », celle de l’hôtesse d’accueil à la Sécurité sociale… C’est devenu très important l' »accueil », pour le pouvoir ! Les gens sont tellement perdus, tellement affolés par la déterritorialisation des rouages sociaux, des espaces et des temps, que, telles des bêtes apeurées, le pouvoir sent la nécessité de les calmer, de leur mettre de la musique douce dans les ascenseurs, de les faire défiler et de les canaliser dans un continuum d’espaces modelés par les techniques du design. –
Lignes de fuite, p.93 éditions de l’aube (écrit en 1979, publié à titre posthume en 2011)
« Tout le monde déteste la police »
Ce slogan, prenant parfois la forme d’un graffiti, est le titre d’un chapitre du livre. Et il faut déjà dire qu’on y trouvera pas de « haine du flic » fielleuse, mais une réflexion historique sur le rôle de la police comme institution. Car c’est bien de cela dont il s’agit, non pas s’attaquer à des individus en particulier mais prendre acte du refus de beaucoup d’être gouvernés et de la détestation de tous d’être « rappelés à l’ordre ». Quand dès la déclaration de l’état d’urgence, on a vu des dizaines d’opposants politiques arrêtés et emprisonnés pour leurs positions écologiques ou anarchistes, on a bien vu que la police n’est pas seulement là pour protéger les citoyens mais pour maintenir l’idée, fausse, que la société est un tout homogène qui fonctionne bien à condition de se débarrasser des gêneurs.
Si l’on prend les mots et les gestes au sérieux, il n’y a pas d’art par exemple, pas de poésie, qui puisse supporter l’existence de la police comme institution.
Aussi il devient difficile de maintenir de nos jours l’image d’une police comme un moyen d’État, une force obéissante au service de la justice, quand la police agit de plus en plus ouvertement comme une organisation opaque et incontrolable. Le comité invisible de rappeler ici cette phrase d’un policier dans le journal Le parisien, à propos du viol de Théo « Nous appartenons à un gang, quoiqu’il arrive nous sommes solidaires » (page 115). La plupart de ceux que je connais et qui ont participé à des manifestations dans les dernières années ont eu l’impression d’avoir affaire à des voyous plutôt qu’à des fonctionnaires.
Il y a pour moi une vraie difficulté : nous avons légitimement envie de rapports humains apaisés et nous aimerions aussi ne pas avoir à y penser, que cela se fasse « naturellement ». La police parait idéalement remplir cette fonction, en écartant opportunément ceux qui ne partageraient pas à un moment ou un autre cette attente.
Pour autant la police n’est pas ou pas seulement, un groupe de personnes dédié à la préservation de la sécurité d’un autre, la police est un style de gouvernement. Et elle tend à s’autonomiser, à devenir une force à part entière, menaçant tous ceux qui ne partagent pas son idée de l’ordre. Il n’est donc pas étonnant qu’on en ait peur, qu’on finisse par la détester.
« Fin du travail vie magique »
A l’occasion de la circulation de la proposition d’établissement d’un revenu universel pendant la campagne présidentielle il a parfois été question du rôle que joue le travail de nos jours, mais si peu ! Dans un chapitre intitulé « Fin du travail vie magique« , le comité invisible dit des choses très simples et à mon sens, très justes.
Le travail arrive à sa fin. Le travail salarié et le « plein-emploi » qu’ont connu (et encore…) les générations précédentes ne tient déjà plus. Ce n’est pas nouveau, on a laminé les emplois et les fonctions.
La question n’a rien à voir avec l’envie ou non des jeunes de « se mettre au boulot ». On imagine bien que chaque génération a regardé d’un mauvais oeil la suivante sur ce sujet. C’est qu’en même temps que toute fonction devient essentiellement précaire, et ce même jusqu’aux plus hautes, les désirs de chacun, les chemins pour s’épanouir ne supportent plus les absurdités du capitalisme.
Cela fait de nombreuses années que l’on sait bien que partout, tout est géré comme une entreprise et cela épuise même les plus généreux qui ont passés si longtemps dans les bureaux ou l’administration pour voir leurs projets bousillés par le nouveau chef.
Ce n’est pas travailler qui est un problème, l’immense majorité des gens a besoin de s’épanouir dans ce qu’ils aiment et beaucoup sont prêts à y donner toutes leurs forces. Malheureusement pour la plupart d’entre nous cette possibilité est confisquée d’avance par une société qui dès l’école prépare au salariat.
Contrairement à ce que les institutions du capitalisme nous feraient croire, les hommes n’ont pas de vocation à l’emploi salarié.
Nous ne sommes pas nés pour « gagner » notre place dans la société en faisant plus ou moins semblant d’apprécier la tâche qui finit par nous échoir. C’est bien pour cela que le regard de l’élève qui s’échappe par la fenêtre nous est sympathique, ou que l’employé qui jette son attaché-case peut nous émouvoir aux larmes.
Nous avons besoin d’éloigner l’économie de tous les domaines de la vie :
« On pourra mesurer une chose tant qu’on voudra, sous toutes ses coutures et dans toutes ses dimensions, son existence sensible échappe éternellement à toute mesure ». (Maintenant, page 102)
Ce chapitre du livre m’a fait penser à ces lignes magnifiques de Stig Dagerman :
Tout simplement dans la découverte soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain, n’a le droit d’énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s’étioler. Car si ce désir n’existe pas, qu’est-ce qui peut alors exister ? Puisque je suis au bord de la mer, je peux apprendre de la mer. Personne n’a le droit d’exiger de la mer qu’elle porte tous les bateaux, ou du vent qu’il gonfle perpétuellement toutes les voiles. De même, personne n’a le droit d’exiger de moi que ma vie consiste à être prisonnier de certaines fonctions. Pour moi, ce n’est pas le devoir avant tout mais : la vie avant tout. Tout comme les autres hommes, je dois avoir droit à des moments où je puisse faire un pas de côté et sentir que je ne suis pas seulement une partie de cette masse que l’on appelle la population du globe, mais aussi une unité autonome.
Stig Dagerman – Notre besoin de consolation est impossible à rassasier.
Pour conclure,
« Voilà le grand mensonge, et le grand désastre de la politique : poser la politique d’un côté et de l’autre la vie, d’un côté ce qui se dit mais n’est pas réel et de l’autre ce qui est vécu mais ne peut plus se dire » – Maintenant, pages 57-58.
Pour moi l’essentiel réside dans la critique de cette séparation. Le drame ce serait que le vécu ne puisse plus se dire, que les liens d’amitié, les liens familiaux, les rencontres ne puissent plus donner lieu à une intelligence de la situation présente, à des décisions, à des discussions. Bien au-delà des moments électoraux, évidemment.
Bien que le thème soit absent du livre, il me trotte dans la tête la réflexion suivante depuis longtemps : si le capitalisme s’est si bien développé au fil du temps c’est qu’il a engendré des changements techniques et sociétaux considérables. Il y a au moins une conséquence, cela creuse l’écart d’incompréhension entre les enfants et les parents, qui ne vivent pas du tout les même enjeux voire la même histoire.
Le jour où au-delà de ces différences de circonstances, les liens qui tissent les rapports entre enfants, parents, grand-parents se ressereront dans la détermination à faire pousser de nouvelles solidarités et de nouveaux mondes, le pouvoir aura peut-être enfin du souci à se faire.
Robin