Lugubres légumes : Aucune bette aussi féroce

Le soleil disparaissait derrière les peupliers quand Jean donna les derniers coups de bêche. Parmi les légumes, la terre fraîchement retournée formait un monticule à peine visible, tout en longueur. Il rentra tranquillement, sans oublier de ranger ses outils. Ce ne fut qu’une fois attablé devant son repas du soir qu’il réalisa qu’il venait de fracasser le crâne de sa femme, et il le regretta.

D’elle, je ne sais presque rien, ni son nom, ni aucun élément de son passé. Un jour, elle était arrivée au village, seule, avait croisé la route de Jean et l’avait épousé. Je l’imagine belle, très brune, et surtout solitaire. Au début de leur mariage, Jean était dans une bulle et il mit longtemps à entendre les bruits qui couraient sur elle : s’ils étaient mariés si vite, c’est qu’elle l’avait envoûté ; s’ils n’avaient pas eu d’enfants, c’est qu’elle était maudite ; depuis qu’elle vivait au village, les pommiers n’avaient rien donné, des bêtes étaient mortes sans qu’on sût pourquoi et l’été avait été sec. Personne ne savait d’où elle venait, mais tout le monde avait un avis : de chez les manouches, de chez les nègres, de chez les sorcières.

Jean douta. Elle employait des mots qu’il n’avait jamais entendus. Elle faisait sécher des herbes qu’il ne reconnaissait pas et il craignait de finir empoisonné. Elle se promenait la nuit. Entre le moment où il la vit à travers le regard des villageois et l’instant où, baignée de la belle lumière d’août, elle tomba entre les fèves et les bettes, il ne s’écoula que peu de temps.

Perdu quelque part entre les soupçons qu’il avait eus et un remord sans limite, Jean passa plusieurs jours enfermé dans sa maison, à se convaincre que rien de tout cela n’était arrivé. Mais lorsqu’il sortit, il s’aperçut que, là où il avait enfoui le corps ensanglanté, les cardes blanches de ses bettes s’étaient teintées de rouge, et il devint fou. C’est depuis ce jour que l’on parle aussi de blettes : car tout le monde devine qu’au milieu des bettes, « l » est là.

Conte par Juliette H.

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