Les lettres de bagne d’Alexandre Jacob #4

Chère maman

Décidément il y a des gens qui sont aussi peu serviables que ce qu’ils sont ineptes. S’ils meurent étouffés ce ne sera surement pas par leur talent. Nous voilà fin octobre, c’est-à-dire à la fin de la bonne saison, époque où les valétudinaires effectifs ou imaginaires réintègrent leur pénate et je ne puis que m’étonner de l’insuccès de bien des démarches. Amen !
Ainsi tu as toujours l’intention, le ferme désir pour mieux dire de me venir voir. Eh bien, au risque de te causer un fort étonnement je dois te dire que j’aimerais mieux que tu ne vinsses point. En peu de mots voici pourquoi. Lorsque je suis parti d’Amiens, tu ignores moins que moi combien a été pénible la sensation que tu as éprouvée. Or, comme il n’est point douteux que cette émotion se renouvellerait ici, j’estimerais préférable de l’éviter. Certes je sais bien qu’à côté de la peine que te causerait une nouvelle séparation, tu jouirais du vif plaisir de me revoir, de me causer, voire de m’embrasser – en supposant qu’on nous accorde cette faveur, ce dont je doute fort. Mais, je te le répète, je crois que les sensations que tu éprouverais seraient plus intenses en peine qu’en joie. Aussi crois-je bien faire en te conseillant d’abandonner cette idée de voyage. Il est bien entendu que ce n’est là qu’une façon de voir, et, que si tu juges meilleur de venir tu n’auras qu’à te mettre en route. Un mot encore à cet égard : un dernier. Tu as l’espoir, que dis-je ? la conviction de pouvoir m’embrasser. C’est, du moins, ce que j’ai cru comprendre dans ta lettre. Eh bien, permets-moi de te dire que tu commets là, une profonde erreur. Au dépôt des forçats, comme dans presque toutes les prisons d’ailleurs, à moins d’autorisation spéciale délivrée par le Ministre ou le Préfet, les détenus ne peuvent voir et parler à leurs parents qu’à travers une grille. Si, malgré cet argument, tu persistais dans ton idée voici ton itinéraire. De Paris [rature illisible] à La Rochelle via Niort & Chèvrefeuille. Il existe, de Paris à Niort, pendant une certaine époque, un service spécial de rapide portant des voyageurs de 3me classe, et dont le confortable ne laisse rien à désirer. Le trajet s’effectue en 9 heures, si j’ai bonne mémoire. De La Rochelle à St Martin-de-Ré, le service est assuré par un petit vapeur. Les départs sont au nombre de deux (?) un le matin, l’autre le soir. A n’en point douter les heures de ces départs doivent concorder avec l’heure de la mer étale. Du reste, tu n’aurais qu’à consulter l’horaire Chaix (grand format) lequel te renseignerait beaucoup mieux que ce que je puis le faire. En ce qui concerne l’obtention du permis de visiter, ce doit être tout comme pour les autres lieux de détention. C’est-à-dire qu’il te suffirait de l’adresser à la préfecture de la Charente Inférieure, à La Rochelle. au Directeur du Dépôt
Je ne sais à quoi attribuer mon manque de mémoire. Figure toi que je ne me souviens plus si, dans une de mes lettres que je t’ai écrites d’ici, je t’ai dit d’aller trouver M. Mme Jean [Duruskane], publiciste à l’“Action” et Urbain [Gabier], afin de les mettre au courant des turpitudes que tu as subis à Abbeville. Je t’avais conseillé cette démarche croyant que tu irais à St Salomon dès ta sortie. Mais, présentement, puisque tu as remis ce voyage à une date indéterminée, il est inutile que tu suives mon conseil. Je dois ajouter que tu as bien fait de procéder ainsi, car, indépendamment de moi, tu aurais fait faute à Lulu et à Yvonne. J’espère bien, que d’ici à quelques années, dans deux ou trois ans, lorsqu’il sera un peu plus âgé, Lulu fera en sorte de te venir en aide. Mais d’ici là, il a besoin, grand besoin de toi, de Rose, et même de la sollicitude des camarades. Pour l’instant, je te recommande surtout de le laisser à la campagne, au bon air ; de ne point le mener respirer l’air vicié des villes. Avec un tel régime, tu verras qu’il se remettra sans peine de sa légère indisposition. Quant à Yvonne au plus elle demeurera à Berck mieux elle s’en ressentira. Je veux parler des soins physiques, car pour ce qui à trait [sic] à son éducation, on ne peut que l’abrutir.
Si tu vois Jeanne, donne lui le bonjour de ma part. Amitiés sincères aux époux Develay ainsi qu’aux camarades.
Je t’embrasse bien affectueusement.
Alexandre
P.S. As-tu [vu] Ader ? Jacques ? Brunus ? Cordiale poignée de mains si tu as l’occasion de les rencontrer.

CAHIER_4
Première page de la lettre. On y lit, à gauche, le règlement qui régit la correspondance.

Celle-ci est inédite. Elle est importante car c’est le seul exemple explicite d’une censure bienveillante de la part de l’Administration, qui corrige l’indication que donne Alexandre concernant le permis de visite : c’est au directeur du dépôt qu’il faut adresser la demande, et non à la préfecture. Le fonctionnaire aurait aussi bien pu ne rien corriger et laisser Marie dans l’erreur : reconnaissons à cet illustre inconnu le bénéfice de sa bonté.

Ceci dit, cette même lettre nous laisse constater l’insensibilité fondamentale du monde carcéral : s’embrasser n’est pas permis, même entre quatre grilles, et malgré la séparation imminente, a priori définitive, du forçat et de ses proches. Jacob use de cet argument pour convaincre sa mère de ne pas faire le déplacement jusqu’à Saint-Martin-de-Ré, où il attend son bateau vers la Guyane (bateau dont il s’impatiente, si l’on en croit l’entrée en matière de la lettre). Bien sûr, Marie viendra quand même, deux semaines plus tard : « C’était le 11 novembre 1905. Ces dates-là je me les rappelle (…). On n’a pas voulu me le laisser embrasser. » (déclaration de Marie Jacob au journaliste Louis Roubaud, 1925). Comme quoi, vingt ans plus tard, l’affront n’est pas oublié et la peine toujours vive.

On voit, dans cette lettre, comme Jacob aborde toute chose avec une rationalité parfois déconcertante. L’amour maternel est passé au crible des mathématiques : l’événement – voir son fils une dernière fois – coûterait plus en peine qu’en joie, et la logique pure de Jacob voudrait que Marie renonce au voyage. Comme à bien d’autres endroits de la correspondance, on peut se demander ici si le discours qu’Alexandre tient à Marie ne vaut pas aussi pour lui-même. C’est peut-être à lui, au fond, qu’il voudrait éviter cette peine.

Quoi qu’il en soit, comme Alexandre sait bien que sa mère ne changera pas d’avis, il lui indique l’itinéraire à suivre, les bottins à consulter, les démarches à entreprendre. Ça aussi, c’est une constante : Jacob prend toujours soin de donner à Marie des consignes extrêmement précises, notamment lorsqu’il la charge de commissions pour lui – elle le fournira en livres et en médicaments tout au long de la transportation (c’est le nom de la peine guyanaise). Outre le souci d’efficacité, il y a sans doute l’envie de rétablir un peu l’équilibre brisé par le bagne, d’être utile à Marie.

En l’occurrence, Jacob a également des conseils à donner quant à une éventuelle action médiatique, que Marie pourrait entreprendre pour dénoncer les turpitudes qu’on lui a fait subir pendant sa détention amiénoise (avant le procès). Elle faisait en effet partie des accusés, accusée sans doute particulière étant donné ses liens de parenté avec le présumé chef de bande. À cet égard, son incarcération fut sans doute rude, du moins son silence lui valut d’être souvent tenue à l’isolement. Elle est désormais libre (le jugement ayant été cassé), et Jacob aurait des contacts à faire jouer dans la presse pour dénoncer ces mauvais traitements.

Le propos, certainement sincère, pourrait aussi être un pur prétexte à faire une transition habile vers le message codé : car Lulu, c’est Jacob. L’action médiatique serait donc une manière de citer « Saint-Salomon », qui ressemble moins à un nom de ville qu’à un levier pour basculer dans l’espace souterrain de la lettre. Yvonne, elle, est une enfant qui existe vraiment, et Lulu doit avoir son âge, ce que le diminutif laisse entendre.

On connait quelques-unes des clefs de la correspondance codée, grâce aux confidences que Jacob a faites à Alain Sergent, le seul biographe qui ait pu raconter la vie d’Alexandre Jacob d’après entretiens. Ainsi, Lucien, Julien, Auguste et Paul sont les pseudonymes de Jacob, Marie est Myrrha (simple comme une contrepèterie), Octave et Élizabeth incarnent respectivement la Sûreté parisienne et l’Administration pénitentiaire.

Ce niveau officieux de la lettre reste parfois obscur, car les pseudonymes (plusieurs dizaines) peuvent désigner aussi bien une personne qu’un projet, un lieu, un événement. Si l’on ignore souvent les détails de cette conversation souterraine, elle dit beaucoup dans certains cas, notamment  lorsque le pseudonyme permet à Jacob d’évoquer des choses graves, douloureuses : la dépression, la mort possible, les dangers à craindre d’une évasion. Ici, on ne sait pas ce que le conseil de garder Lulu à la campagne peut vouloir dire précisément. Mais le besoin qu’il a de la présence de Marie, et l’espoir qu’il puisse un jour lui renvoyer la pareille, sont sans aucun doute à prendre au pied de la lettre.

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