Last but not Least – Les lettres de bagne #8

Iles du Salut, ce 24 juillet 1925

      Ma bien bonne,

      J’ai reçu ton sans fil le 13 Juillet à 15 heures. Tu avais raison, mais je n’avais pas tort. Le plus heureux de l’affaire c’est que je vais pouvoir te revoir… entre des grilles – ou à travers – c’est la même chose. Comme je l’ai écrit au gouverneur en le remerciant sincèrement de son intervention, d’ailleurs, cette mesure est pour moi une aggravation du régime pénitentiaire. Comment veux-tu que je supporte dans une région presque polaire, cinq ans de réclusion. Autant me mettre en frigorifique. Sans compter d’autres arguments réguliers et légaux qu’il serait oiseux de t’exposer. Tout de même, après avoir purgé 23 ans de peine on aurait pu, me semble-t-il, être plus large et plus équitable.

Je ne pense pas quitter la colonie avant l’arrivée du courrier du mois d’août, voire celui de septembre. Le pouvoir central n’a pas sanfilé. L’ampliation n’arrivera que par le courrier d’août – le 24 environ. Le climat, ici, est peu chargé d’ondes électriques. C’est te dire que les formalités sont plutôt lentes. Aussi bien, le courrier ne séjournant que deux ou trois jours à Cayenne il est possible que les formalités ne soient faites qu’après le départ de la malle. En cette hypothèse ce serait pour le 21 ou 22 septembre, date chère au régime [allusion au 22 septembre 1792, institution de la République française, NDLR].

Si tu veux m’en croire il vaut mieux que tu ne viennes pas me recevoir à St-Nazaire. Attends que je sois à la maison de force. Ce sera à Thouars ou à Beaulieu – à moins que ce ne soit à Melun. Ce dernier lieu est assez près de Paris. Du coup je crois que je ne pourrai pas emmener mes bêtes. J’attends ta réponse pour prendre une décision à leur égard.

Que pense l’oncle de cette mesure ? Selon l’établissement où je serai dirigé il pourrait, si possible, intervenir auprès de son confrère.

J’emporterai avec moi quelques bibelots, souvenirs du bagne, pour faire cadeau à Me Aron, à Mr Roubaud, à Mr Million et à Mr Londres. Je crois que je pourrai avoir aussi quelque chose qui fera plaisir à l’oncle. Je ferai l’expédition en cours de route, à ton adresse. Tu feras la distribution, avec mes sincères remerciements.

Dans l’attente du départ je suis en assignation chez le médecin-major. J’y suis on ne peut mieux traité.

Ma santé est très satisfaisante. J’aime à croire que de ton côté tu te portes bien.

En attendant de t’embrasser de tout mon cœur, reçois, ma bien bonne, mes plus affectueuses caresses.

      Ton très affectionné,

Alexandre

P.S.  Je ne t’écris pas plus longuement parce que je travaille ferme à l’étude que j’ai promise au gouverneur, d’une part, et parce que, de l’autre, demain matin, je sors toutes les casseroles : j’ai un déjeuner à assurer. Tout seul, il faut être leste. Il est à présent dix heures. J’écris jusqu’à minuit pour me lever à 5 heures. Malgré cela je ne suis pas fatigué, pas du tout. Il est vrai que j’ai du confort et du réconfort.
A bientôt

 

C’est la dernière lettre du bagne. La persévérance de Marie a donc réussi à faire libérer le fils forçat, après vingt ans de démarches incessantes auxquelles Jacob ne prête pas d’espoir ­– et peu l’oreille, seulement de mauvaise grâce. D’ailleurs (ultime affront au lecteur indiscret ?) il reçoit la nouvelle sans effusion, ni joie, ni soulagement ; et n’accuse réception du sans fil que dix jours après l’avoir reçu.

Il y a tout de même le plaisir de revoir sa mère, malgré ces grilles qui les séparent ou les entourent. Ça, on le sent dans le post-scriptum d’Alexandre, à l’évocation de ce réconfort qui oublie la fatigue, à cet à bientôt, banni jusque-là de la correspondance. Pourtant les lettres sont souvent promptes à ces fictions temporelles, et disent sans mal à demain, à plus tard, à samedi, faisant fi du décalage et de l’absence irrémédiables qui les tiennent à distance de leur correspondant. Jacob, lui, ne dit jamais à bientôt sans adjoindre une précision de vérité – à bientôt de tes nouvelles. Sauf ici, puisqu’en effet il reverra Marie, dans quelque temps.

Il s’inquiète de ses bêtes, un singe et un chien. Si on ignore leur nom, on sait que le singe est voleur – en ayant été éduqué au bagne il ne pouvait en être autrement –, que le chien lui sert de monture (au singe, pas à Jacob), et qu’il y est attaché : il s’inquiète de leur sort à plusieurs reprises, se sachant sur le départ pour la métropole.

L’oncle, c’est en fait Louis Rousseau : médecin débarqué au bagne en 1920, avec qui Jacob se lie d’amitié. Pour les journalistes – Louis Roubaud, François Million et Albert Londres – ce sont des bibelots que Jacob ramènera du bagne : de la camelote comme on dit, débrouille de forçat particulièrement appréciée par la métropole, et vrais ouvrages d’art (boîtes à secret en bois, noix de coco taillées et illustrées, couteaux en nacre gravé…).  A Rousseau en revanche, ce sont des informations que Jacob fournit, pour l’aider à écrire son livre – qu’ils préparent ensemble – et qui dénonce vertement ce que c’est que le bagne français.

Même si la peine de prison qui attend Jacob est une aggravation de régime, tant le climat de métropole est sévère après les tropiques, et même si la moralité autant que la légalité permettaient d’en espérer davantage, le forçat mènera sa punition à son terme et sortira après deux ans de réclusion, purgée à la prison de Fresnes. Il y concevra un ouvrage sur le bagne, inachevé, porté par le personnage Barrabbas, forçat justicier et avatar de Jacob lui-même. Ensuite, jusqu’aux années cinquante, c’est le silence radio. Mis à part quelques lettres ouvertes, aucun écrit ne permet de savoir précisément ce qu’Alexandre Jacob a fait. Il aura pris soin de sa mère Marie, sans aucun doute, jusqu’à ce qu’elle meurt en 1941.

Dix ans plus tard, c’est un peu le chant du cygne : Jacob rencontre Robert et Josette Passas, un couple d’instituteurs qui l’admirent, qu’il aime, avec qui il correspond. Amoureusement même, avec Josette, de 53 à 54, une année épistolaire qui suspend la décision déjà prise de mettre fin à ses jours – J’ai vécu, je puis mourir, amen. Sans tristesse, restant maître de sa mort comme il l’avait été de sa vie, Alexandre Jacob se tue par intoxication le 28 août 1954, un mois avant son soixante-quinzième anniversaire. Josette vit toujours et fêtera ses quatre-vingt-dix printemps cet été 2017.

 

LETTRE_UNE_ET_QUATRE
Première et dernière page de la lettre
LETTRE_DEUX_ET_TROIS
Pages intérieures de la lettre

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