Cahier de poèmes #13

COMPLAINTE DE VINCENT

A Paul Eluard

A Arles où roule le Rhône

Dans l’atroce lumière de midi

Un homme de phosphore et de sang

Pousse une obsédante plainte

Comme une femme qui fait son enfant

Et le linge devient rouge

Et l’homme s’enfuit en hurlant

Pourchassé par le soleil

Un soleil d’un jaune strident

Au bordel tout près du Rhône

L’homme arrive comme un roi mage

Avec son absurde présent

Il a le regard bleu et doux

Le vrai regard lucide et fou

De ceux qui donnent tout à la vie

De ceux qui ne sont pas jaloux

Et montre à la pauvre enfant

Son oreille couchée dans le linge

Et elle pleure sans rien comprendre

Songeant à de tristes présages

Et regarde sans oser le prendre

L’affreux et tendre coquillage

Où les plaintes de l’amour mort

Et les voix inhumaines de l’art

Se mêlent aux murmures de la mer

Et vont mourir sur le carrelage

Dans la chambre où l’édredon rouge

D’un rouge soudain éclatant

Mélange de ce rouge si rouge

Au sang bien plus rouge encore

De Vincent à demi mort

Et sage comme l’image même

De la misère et de l’amour

L’enfant nue toute seule sans âge

Regarde le pauvre Vincent

Foudroyé par son propre orage

Qui s’écroule sur le carreau

Couché dans son plus beau tableau

Et l’orage s’en va calmé indifférent

En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang

L’éblouissant orage du génie de Vincent

Et Vincent reste là dormant rêvant râlant

Et le soleil au-dessus du bordel

Comme une orange folle dans un désert sans nom

Le soleil sur Arles

En hurlant tourne en rond.

 

Jacques prévert, extrait de Paroles, 1946

Illustration de l’article : La chambre de Vincent Van Gogh à Arles, Van Gogh.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *